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lundi 23 décembre 2024

Maroc : les 4 raisons derrière le fiasco électoral du PJD

De gauche à droite : Bassima Hakkaoui (ancienne ministre de la famille, PJD), Saadeddine al-Othmani (ancien Premier ministre) et El Mustafa Ramid (ancien ministre des Droits de l’Homme). 

La large défaite du parti islamiste PJD arrivé au pouvoir au Maroc il y a dix ans a été, par son ampleur, une surprise. Quelles raisons expliquent cette défaite colossale ? Pour le savoir, la rédaction de Mizane.info a questionné par écrit le chercheur français Haoues Seniguer, l’un des spécialistes du Parti de la Justice et du Développement. Entretien.

Mizane.info : Le PJD a perdu 112 sièges aux dernières élections parlementaires au Maroc. Comment expliquer un tel camouflet ?

Haoues Seniguer : A ce stade, les explications ne peuvent être que modestes et provisoires. De mon point de vue, il y a une conjugaison de plusieurs facteurs explicatifs. J’en vois pour l’heure au moins quatre :

1/ La configuration du régime avec un roi et des conseillers aux pouvoirs discrétionnaires importants ; il ne s’agit pas non plus, en l’occurrence, de personnifier par trop le Palais en postulant à cet égard, de manière abusive et anti-sociologique, que le roi serait une espèce de deus ex machina qui dirigerait et dominerait absolument le jeu politique, sans être lui-même affecté, un acteur « agi », certes doté d’atouts prééminents, mais néanmoins soumis aux contraintes de l’action, à des rapports de force, à des arbitrages, dans des contextes dont personne ne peut jamais complètement maîtriser tous les aspects et ressorts ; dit autrement, il n’y a pas d’un côté un grand manitou ou marionnettiste, le roi, et de l’autre, des partis croupions, fantoches ou des marionnettes ; en d’autres termes encore, dans une telle configuration, semi-autoritaire, aucun gouvernement ne peut avoir entièrement les coudées franches pour développer des politiques publiques véritablement autonomes par rapport à un centre mieux doté et mieux armé pour décider des grandes orientations économiques du pays.

Le monarque, depuis l’indépendance de 1956, s’est toujours refusé à s’identifier à un parti, précisément pour ne pas avoir à essuyer les contrecoups et coûts politiques éventuels qu’une telle identification pourrait immanquablement entraîner en cas de défaite ou de difficultés conjoncturelles ou pis, structurelles ; choisissant, davantage, de se placer en arbitre, au-dessus de la mêlée ; celui qui n’endosse pas la sale besogne politicienne certes, mais qui peut, passez-moi l’expression, marquer des buts dans un camp ou dans un autre, ou siffler la fin de la partie, fût-ce avant le temps écoulé !

Cette configuration repose par ailleurs sur une autre singularité saillante du système politique marocain, redoutable à bien des égards : à partir d’une ingénierie électorale particulière, savamment pensée et conçue dans les cabinets de l’Intérieur, qui tient au découpage des circonscriptions, il y a fort longtemps, et à la toute dernière réforme du printemps dernier, laquelle visait plus ou moins explicitement à freiner toute progression politique éventuelle du PJD ; mais indépendamment de ladite réforme du code électoral, le parti de la lampe avait, si je puis dire, déjà du plomb dans l’aile

Le roi du Maroc Mohamed VI avec le chef d’état russe Vladimir Poutine.

2/ En effet, le parti islamiste dès son entrée au gouvernement, d’abord sous l’autorité d’un chef issu de ses rangs, Abdelillah Benkirane entre 2011 et 2016, puis sous celle de Saadeddine al-Othmani entre 2017 et 2021, a été privé de portefeuilles ministériels stratégiques, ou les a occupés peu de temps avant d’en être évincé ; de plus, il a été contraint de composer avec d’autres formations quelquefois radicalement opposées, hostiles, au plan idéologique.

3/ L’écart grandissant entre les promesses électorales et programmatiques du parti, sur le volet de son engagement à lutter contre la corruption, pour « la moralisation de la vie publique », contre le chômage et le maintien, voire l’amélioration, de la situation des classes paupérisées et moyennes, etc., et la pratique concrète du pouvoir.

4/ Les tensions et conflits internes de plus en plus récurrentes entre des lignes politiques opposées ; pour faire simple, un clivage entre les tenants de la ligne Benkirane, au style populaire sinon populiste, qui a une approche très identitaire de l’islam, arabo et islamo-centrée, et ceux de la ligne al-Othmani, plus consensuelle et plus légitimiste ; ce dernier est perçu d’ailleurs au sein de secteurs de son parti comme manquant d’éclat, d’autorité et de sens de la décision.

Plusieurs démissions de cadres du parti avaient précédé cet échec électoral. A quoi étaient-elles dues ?

Depuis quelques années, et notamment depuis son accession au gouvernement, le PJD a éprouvé une double usure qui a forcément rejailli dans et sur ses rangs : au niveau de sa base religieuse, composée essentiellement des membres du Mouvement unicité et réforme qui lui reprochent de ne pas suffisamment défendre et renforcer le socle religieux du mouvement politico-religieux ; et une usure politique, en raison de choix contestés, qui ont au moins maintenu le statu quo néolibéral et autoritaire, et, au plus, qui l’ont accompagné : baisse du remboursement des soins médicaux, recul de l’âge de départ à la retraite, augmentation des prix, etc.

Que lui ont reproché ses électeurs ?

Sans doute ses impérities politiques et économiques, l’incapacité à tenir les promesses de jadis et naguère concernant la lutte contre le chômage, la lutte contre la corruption, l’aide aux plus démunis, l’exemplarité morale (tandis que des scandales de mœurs se sont multipliés, etc.).

Le PJD avait-il réellement une marge politique et économique pour mener à bien son programme face au Makhzen ou a-t-il servi de faire valoir politique et de vitrine démocratique pour Mohamed VI ?

Il faut en revenir en quelque sorte à l’axiomatique monarchique tout en considérant le Palais, le Makhzen (l’édifice politico-administratif et sécuritaire) comme un champ ou des champs au sens où l’entend Pierre Bourdieu : ce n’est pas un ensemble homogène, figé. C’est au contraire un espace de luttes, de rapports de force et d’influences permanents au sein duquel certains, c’est vrai, ont plus d’atouts que d’autres, à commencer par le roi et ses conseillers, dans le monopole ou la monopolisation des instruments de pouvoir et les capacités d’influence et d’injonction.

Toutefois, tous les déterminismes ou « coups tordus », réels, ne peuvent effacer la responsabilité des acteurs qui acceptent, en connaissance de cause, de jouer le jeu ; et dans un jeu, là encore au sens bourdieusien, il y a des gains et des pertes possibles, des effets de structures et de conjoncture.

Aussi, le PJD, en tant qu’acteur collectif, a sans doute surestimé ses capacités à s’imposer comme interlocuteur principal du roi et de la monarchie auprès des Marocains, et des Marocains auprès de Sa majesté, cependant que, concrètement, Mohammed VI peut largement se passer de telles médiations étant donné sa popularité et sa centralité dans l’imaginaire collectif marocain.

Les islamistes ont également voulu jouer une « carte turque », dans le style AKP. Très clairement, ils ont à cet égard complètement échoué. Qu’est-ce à dire ? Pour avoir fait de l’observation participante, il m’est arrivé d’entendre dire que, sans avoir besoin d’entrer en conflit ouvert, de front, avec l’armée, les Turcs de l’AKP ont pu, ont su, marginaliser politiquement l’institution militaire dans un régime pourtant inspiré du kémalisme laïque et autoritaire, et ce, en jouant à fond la carte de l’intégration européenne. Ainsi, le PJD a cru pouvoir procéder de la même façon avec la monarchie en tablant à la fois sur les atouts de sa démocratie interne et sur une relation clientéliste recherchée mais jamais vraiment atteinte, en puisant entre autres dans le conservatisme religieux et la valorisation du roi et de l’institution monarchique séculaire.

Il faut reconnaître que la monarchie et le Makhzen sont des machines à broyer les oppositions et/ou partis de masse : jadis, c’était l’Istiqlal, naguère l’Union socialiste des forces populaires qui en firent les frais, avant que, aujourd’hui, le PJD ne goûte à son tour à la broyeuse ou faucheuse royale.

La normalisation avec Israël a-t-elle été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase électoral du PJD ?

Haoues Seniguer.

Je dirai que ce fut un caillou de plus dans la chaussure du parti. Un caillou de taille dans la mesure où l’islamisme légaliste comme l’islamisme violent condamnent, du moins au plan idéologique, et depuis toujours, tout compromis avec l’Etat d’Israël qualifié volontiers « d’entité sioniste spoliatrice » de la terre de Palestine, intégralement arabe et musulmane selon eux. En imposant la normalisation dont, constitutivement, le PJD ne voulait absolument pas, le Palais a précipité le discrédit, sans le créer de toutes pièces, en lui faisant, de ce point de vue, avaler une énorme couleuvre…

Cette bérézina électorale (démissions et défaite) sonne-t-elle la fin politique du PJD ?

Je serai nuancé : le PJD ne va pas perdre du jour au lendemain, même avec un tel échec électoral, sa base sociale ; politiquement, cet échec le place effectivement dans une situation difficile, mais culturellement, socialement, le parti n’a à mon avis pas dit son dernier mot. N’oublions pas que monarchie et PJD ont en partage un fort tropisme conservateur, politique, culturel et religieux. C’est un atout.

Quel regard portez-vous sur la mise en retrait politique d’Ennahda en Tunisie après le coup de force constitutionnel de Kaïs Saïed ? Les deux formations islamistes des Frères musulmans (Ennahda, PJD) font-elles les frais d’une défiance générale des appareils d’état à leur sujet, des populations ou d’un contexte économique catastrophique pour l’Afrique du Nord ?   

Chaque pays, chaque situation a sa configuration propre, singulière. Néanmoins, la conclusion, prévisible, est que les islamistes en situation de gouverner, qui gouvernent, peu ou prou, que ce soit en contexte plus ou moins démocratique ou en contexte plus autoritaire ou semi-démocratique, déchantent et désenchantent. Car forger des politiques publiques est autre chose que proclamer ou énoncer des pétitions de principe sur des ferments religieux.

Les islamistes apparaissent, au pouvoir, en Tunisie comme au Maroc, comme des notables, des défenseurs d’un ordre capitalistique qui n’ose apparaître tel, utilisant et maniant un discours religieux dans des élans populistes et dans une espèce de clientélisme moral avec aucune réelle transformation ou valeur ajoutée pratique à la clé.

Ils peuvent aussi apparaître comme des agents, actifs ou consentants, de la répression de la contestation et/ou des oppositions. Mais il faut être honnête : leurs difficultés trahissent aussi les failles ou faillites de formules politiques actuelles dans lesquelles tous les acteurs du champ politique, présidence tunisienne comme Palais marocain, portent une responsabilité.

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