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lundi 23 décembre 2024

Mohamed Ben Salman prend ses distances avec le wahhabisme

Dans une interview accordée il y a quelques semaines à la chaîne d’information Al ‘Arabiya, le prince héritier et vice-Premier ministre saoudien Mohamed Ben Salman a présenté la ligne politico-religieuse de son gouvernement et ses déclarations ont marqué une nette distanciation avec le wahhabisme traditionnellement défendu par le royaume. Compte-rendu et analyse de la rédaction.

En Arabie saoudite, le wahhabisme fait partie de l’identité nationale. Dans un savant dosage entre culture nationale, mémoire historique et doctrine religieuse, le wahhabisme a toujours été, depuis la constitution du royaume, le fer de lance religieux et principal outil de sa politique étrangère à destination du monde musulman.

Dans ce contexte, les déclarations du prince héritier, le très sulfureux Mohamed Ben Salman, ne sont pas passé inaperçues. Questionné le 27 avril par un journaliste de la chaîne saoudienne Al ‘Arabiya, sur le rapport du gouvernement à l’islam, MBS a progressivement introduit une distanciation avec certains éléments de la doctrine wahhabite.

Le prince a tout d’abord introduit sa position en rappelant les fondements de la loi saoudienne.

« Notre Constitution est le Coran. Nous (le gouvernement, le conseil consultatif et le roi) sommes tenus de mettre en œuvre le Coran sous une forme ou une autre. Sur ce qui relève des questions d’ordre social ou personnel, nous sommes seulement tenus d’appliquer ce qui est clairement stipulé dans le Coran. Je ne peux pas imposer une sanction shariatique sans que cela soit clairement stipulé dans le Coran ou la Sunna. »

A propos des sources traditionnelles (sunna) et de leur emploi dans la législation saoudienne, MBS s’est ensuite livré à quelques détails sur la classification des hadiths (traditions prophétiques, seconde source de la loi dans l’islam sunnite).

Le hadith vu par MBS

Après avoir souligné que les enseignements du Coran sont valables universellement « pour toutes les époques et les lieux », MBS a évoqué les différentes classifications de hadiths (sahih, hassan, khabar…), avant de se pencher de manière digressive sur la typologie du hadith en commençant par le mutawwatir, hadith authentique transmis collectivement par plusieurs transmetteurs fiables. « Ces hadiths dit-il, sont peu nombreux mais sont plus forts » en terme de fiabilité et d’application. Les hadiths ahad, a-t-il poursuivi, sont ceux qui sont transmis à chaque niveau de la chaîne (isnad) par une seule personne. Ces hadiths ahad n’ont pas la même solidité que les hadiths mutawatir à l’exception de ceux qui confirment des passages clairement établis par le Coran. Il s’agit là-encore, selon sa déclaration, d’une faible portion de l’ensemble des recueils de hadiths. Quant aux hadiths dits khabar, dont la chaîne de transmission comporte des manques, ils sont peu fiables pour la majorité des spécialistes du hadith. Et donc non applicables.

De cette présentation sommaire, MBS a déduit la règle suivante : « Le gouvernement doit s’appuyer dans ses décrets sur le Coran, le hadith mutawwatir et se pencher sur la fiabilité des hadiths ahad en ne tenant aucun compte des hadiths khabars sauf si un avantage clair peut en être tiré au bénéfice de l’Homme. »

Aucune peine juridique ne peut être appliquée si elle n’est pas mentionnée clairement dans le Coran et selon la modalité et la manière dont le Prophète l’a appliqué, a-t-il poursuivi.

Le prince saoudien a fait valoir à ce sujet la manière dont le Prophète a retardé autant que possible la sanction à une femme venue confesser plusieurs fois son adultère et en a déduit que toute application de la sharia qui n’obéirait pas à cet esprit de mansuétude n’en ferait pas partie.

« Appliquer une peine, au prétexte qu’il s’agit d’une peine shariatique, alors qu’il n’y aucune mention d’une telle peine dans le Coran ou le hadith (mutawatir) est une falsification de la Sharia. Quand Dieu veut que nous punissions un crime, il le stipule clairement. Et lorsqu’Il interdit un acte et promet sa sanction dans l’au-delà, il ne demande pas aux humains de le sanctionner. Il en laisse la responsabilité à l’individu » jusqu’au Jugement dernier. « Dieu est Miséricordieux et pardonne tout à l’exception de l’idolâtrie (association) », « Ceci est la méthodologie du Coran et de la sunna, sur laquelle est basée sur notre Constitution et notre gouvernement. »

Une rupture religieuse avec le wahhabisme

Ces propos étonnent et feront certainement sourire le lecteur qui se souviendra par ailleurs du sort peu enviable réservé au journaliste saoudien Jamal Khashogi, assassiné à l’ambassade saoudienne de Turquie dans de macabres circonstances, ou des centaines de prédicateurs et imams condamnés et emprisonnés au nom de l’arbitraire du pouvoir, sans même évoquer la population yéménite soumis à un blocus inhumain et victime des bombardements saoudiens.

Ceci étant dit, et au-delà de ce rappel légitime, ces propos marquent néanmoins une rupture majeure et fondamentale dans l’histoire religieuse du royaume saoudien, ce qui mérite d’être souligné.

Ils opèrent une prise de distance officielle de l’actuel gouvernement avec la doctrine wahhabite qui règne en maîtresse sur les affaires sociales et le droit personnel saoudien.

Cette doctrine exportée internationalement est connue pour sa rigidité et sa violence, son absence d’humanité, son recours facile à l’excommunication qui permet selon la lecture wahhabite l’exécution de l’apostat, et parfois même la mise en scène publique de ces exécutions par décapitation.

La relecture sélective des hadiths, avec une mise à l’écart des nombreux récits dits khabar (signifiant information), et sous la ligne directrice du Coran est une révolution méthodologique dans le wahhabisme. Ce courant est connu pour avoir très largement investi le hadith au point de l’avoir mis, si ce n’est de jure du moins de facto, au même plan que le Coran.

Cette nouvelle position de MBS équivaut à intégrer désormais dans cette doctrine une lecture selon l’esprit de la loi, assez proche de la lecture dite finaliste de la shari’a. La mention de la miséricorde divine et du bénéfice des dispositions en faveurs de l’Homme traduisent cette conversion royale vers une modération religieuse de l’idéologie saoudienne.

On ignore encore à quel point cette lecture réformatrice du wahhabisme fera école, si elle sera réellement suivie d’effet, ou si MBS a seulement tenté de redorer le blason quelque peu terni de l’Arabie saoudite en tentant de rassurer des investisseurs étrangers, comme il l’exprimera lui-même plus loin dans l’entretien.

Quoi qu’il en soit, le dépassement du wahhabisme a été habilement présenté par MBS par le souci d’éviter l’idolâtrie d’un homme, sacrilège absolu dans l’islam, tout en renouant avec l’ijtihad pour contextualiser la pensée religieuse.

« Suivre une école de pensée humaine équivaut à déifier ou sanctuariser les humains. » « Si Mohamed Ibn Abdel Wahhab revenait d’outre-tombe et voyait que nous nous engageons à suivre aveuglément ses textes et à fermer nos esprits à l’effort de réflexion (ijtihad) en le sacralisant, il aurait été le premier à s’y opposer. »

Dieu a révélé le Coran et a missionné le Prophète pour l’appliquer, il n’y a pas d’intermédiaire (voile) entre Dieu et les Hommes, a ajouté MBS insistant sur le fait qu’« il n’y a pas d’école de pensée immuable et de personne infaillible ». « Nous devons nous engager à poursuivre l’interprétation du texte coranique et de la sunna, et toutes les fatawas (avis juridiques) doivent être fondées sur la prise en compte de notre époque, notre pays et nos mentalités. »  

Le dépassement du dépassement : la dialectique de MBS

Deux éléments doivent attirer notre attention. La réforme religieuse du wahhabisme, si s’en est une, n’a été rendue possible que par l’intervention du politique.

MBS n’est pas un religieux, lui-même le reconnait au début de l’entretien lorsqu’il est questionné sur la notion de modération religieuse.

Mais le wahhabisme n’a pu devenir doctrine d’état que par l’alliance du politique et du religieux. Le pouvoir reste maître à bord et la ligne religieuse du pays est dictée par la monarchie.

Un aggiornamento se traduirait donc nécessairement par une mise au pas des clercs wahhabites du royaume que les concerts de la chanteuse Shakira avaient récemment choqué mais que l’incarcération massive d’imams et de prédicateurs avaient dissuadé de toute contestation dans une doctrine qui, de toute manière, interdit toute révolte contre le gouverneur (à l’exception de son abandon de la prière, ndlr).

Le second élément est la conservation, par la griffe royale, de trois éléments du passé.

Le dépassement des écoles juridiques (madhahibs), qui caractérise la doctrine wahhabite du retour au modèles des salafs salih (ancêtres pieux) a été dialectiquement opéré par MBS contre le wahhabisme, lui-même voué à être dépassé. L’école du dépassement des écoles s’est abolie au nom de son propre paradigme. La boucle est bouclée.

Autre élément de continuité, le recours aux exécutions des opposants qui reste une option du royaume comme l’a souligné MBS dans son évocation de la lutte contre l’extrémisme appuyée sur une lecture préventive d’une tradition prophétique (voir plus loin).

Enfin, comme dans le passé, la ligne religieuse du royaume est conçue, non pas seulement comme une affaire interne mais comme un outil intégral de sa politique étrangère. Le proto-réformisme de MBS n’en fait pas exception.

Ainsi du rappel fréquent du prince héritier sur le fait que les lois et décisions en vigueur ne devaient en aucune manière contredire le Coran, la tradition prophétique authentique, mais encore les intérêts du royaume et qu’elles devaient préserver les intérêts et la sécurité des citoyens, et tout ce qui peut contribuer au développement et à la prospérité du pays, y compris sur le plan culturel et touristique.

MBS a aussi justifié cet aggiornamento par la nécessité d’harmoniser la législation saoudienne avec l’environnement international, arguant qu’aucun investisseur ni aucun talent étranger n’accepterait d’investir ou de travailler en Arabie saoudite s’ils ne savaient pas dans quelle direction le royaume s’engage.

Questionné sur la position des Saoudiens qui ont vu d’un très mauvais œil l’ouverture du royaume, craignant que le tourisme et la culture internationale dénaturent la culture saoudienne, MBS a répondu, sans coup férir.

« Si notre identité ne peut pas résister à la diversité du monde, cela signifie que notre identité est faible et que nous devons faire sans elle. Si notre identité est forte, nous pourrons renforcer ses aspects positifs, corriger ses aspects négatifs, et par-là même nous aurons renforcé et protégé notre identité. »

MBS : « Si j’étais Oussama Ben Laden… »

La dernière partie de l’entretien consacré au volet religieux de l’action du gouvernement saoudien a traité de la question de l’extrémisme.

A propos de la lutte contre l’extrémisme engagé par le royaume, MBS a inauguré sa position en se plaçant sous les auspices d’une autre tradition prophétique : « Le Prophète a ordonné dans un de ses hadiths de tuer les extrémistes lorsqu’ils apparaitront. « Ne soyez pas extrémistes dans l’exercice de votre religion. Beaucoup de nations ont péri avant vous à cause de cela », a-t-il ajouté citant un autre hadith.

Mohamed Ben Salman a également souligné le fait que l’Arabie saoudite avait été la cible de plusieurs projet terroriste fomentés contre elle.

Une déclaration manifestement destinée à marquer une distance entre le terrorisme et le royaume saoudien, alors que Riyad est fréquemment accusé d’avoir financé l’idéologie des groupes extrémistes. Souvenons-nous que la plupart des auteurs des attentats du 11 septembre étaient Saoudiens, un élément encore mal digéré par la monarchie saoudienne. Pour dénouer le nœud qui lie l’Arabie saoudite à l’extrémisme, MBS n’a donc pas hésité à se glisser habilement dans la peau d’un de ses ex-compatriotes, un certain…Oussama Ben Laden.

« Si j’étais Oussama Ben Laden, et que je voulais diffuser mes idées extrémistes dans le monde, en particulier parmi les musulmans, dans quel pays commencerais-je ? Dans celui où se trouve les lieux saints de l’islam, où les pèlerins se rendent et où s’orientent cinq fois par jours tous les musulmans. Beaucoup d’extrémistes ont pensé ainsi. »

Une identification pour le moins audacieuse qui a sonné comme un avertissement clair adressé à ses ressortissants.

« Nous ne pouvons pas nous développer économiquement, attirer des capitaux, promouvoir le tourisme ni progresser avec de telles idées extrémistes. Si nous souhaitons renforcer notre développement, nous devons éradiquer cette idéologie extrémiste. »

« Toute personne adoptant cette idéologie extrémiste est criminelle, et même si cette personne n’est pas terroriste, elle devra affronter la loi. »

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