Mohammed Hamdouni.
La quête d’un désir matériel inassouvissable et sans objet, leitmotiv de la modernité, est un phénomène qui traduit en des termes contemporains, la notion coranique de taghout. Doctorant-chercheur en sociologie et anthropologie, Mohammed Hamdouni nous explique les tenants et les aboutissants de cette notion et ce qu’elle implique pour l’Homme moderne, dans un texte que Mizane.info publie avec son aimable autorisation.
La modernité était un moment fort dans l’histoire du monde occidental. Elle a déclaré la mort de toute espérance céleste au profit d’une émancipation terrestre, d’une proximité avec la matière et d’une course infinie vers un futur prometteur, animée par la confiance de l’Homme moderne en sa capacité de maîtrise de sa propre condition.
Depuis l’âge des révolutions scientifiques et idéelles, la modernité considérait que seul le désir de la vie bonne et juste pouvait nous sauver des aboutissements lamentables de la tutelle de la religion. L’attachement zélé à la liberté comme valeur fondamentale de l’individu se trouvait au centre des priorités. La critique qui semblait s’établir entre déterminisme naturaliste et libéralisme politique n’a pas pu justement pousser à reconsidérer la notion de la liberté dans son rapport propre au devenir humain. Au contraire, la liberté de disposer de sa condition c’est-à-dire la liberté de disposer de sa volonté (ou désir) est devenue la croyance suprême de l’idéologie moderne. Chaque individu « engendré » dans les berceuses béates de la modernité est censé croire dans la liberté absolue de s’autodéterminer et de devenir lui-même l’objet de son propre désir de métamorphose continu vers « une forme forte et meilleure » de l’Homme désormais libre.
Ce n’est qu’après la chute du rationalisme moderne que les premiers philosophes critiques de la modernité ont perçu le spectre de la mort qui attend au fond de l’abysse (1). La mort d’une possibilité de la croyance absolue en des valeurs éthiques engendrera la nécessité de fonder le propre de la condition humaine sur un idéal de dépassement. Il faut noter que les premiers irrationnalistes (2) modernes ont fondé leurs projets philosophiques sur la notion de désir et sur celle de volonté de la puissance (3) comme le fond propre de la Vie ainsi que la nécessité de l’Homme nouveau de s’inscrire dans l’impératif moral d’un idéal de vouloir être et vouloir vivre.
On peut justement s’opposer et dire « que le désir est différent de la volonté » mais nul ne peut nier que ce qui anime la volonté de se dépasser, à savoir l’ambition de s’auto-réaliser pleinement, est en effet le désir, que Spinoza décrit dans l’Ethique comme « l’essence même de l’homme en tant qu’on la conçoit comme déterminée par suite d’une quelconque affection d’elle-même à faire quelque chose ». Le désir est le propre de l’essence humaine préservée par l’existence d’un contrat social qui garantit son aboutissement dans la société où chacun peut réaliser sa propre individualité dans le cadre d’une adhésion au principe de la communauté autogestionnaire.
La totalité du désir
La racine étymologique du désir nous montre clairement la particularité fondamentale de cet état, desiderare voulant dire littéralement : regretter l’absence de quelqu’un ou quelque chose. La notion de l’absence ici implique la notion de la perte comme situation primordiale. Desiderare est la volonté de finir avec le fardeau de l’absence à travers sa poursuite constante. Si l’on aborde ici la notion du désir comme notion indépendante de son objet, il est possible de voir sa constituante fondamentale comme une absence sans objet prédéfini, de sorte à ce que l’objet vient nourrir à chaque fois la conscience de l’absence et la volonté de le poursuivre.
De ce fait, le désir est une totalité qui se nourrit de l’absence de quelque chose plus essentielle et qui se dénote dans la poursuite constante de la satisfaction. On peut même aller à dire que l’objet de la poursuite est la satisfaction et du moment où la satisfaction est liée aux états du monde elle devient par essence infinie comme quête. Le désir est une totalité qui se trouve à l’essence même de l’action immédiate.
Le désir de la totalité
Le mouvement du désir, de par sa nature, est un mouvement qui tente de s’approprier la totalité. Si l’on considère que l’objet du désir est une satisfaction qui s’élargit avec la découverte des différents états du monde, on doit admettre que la satisfaction ne trouve pas de terme à sa propre mouvance qu’à partir d’une identification avec la totalité.
Pour expliquer le désir de la totalité, la notion de la fitra (nature primordiale de l’être, ndlr) s’avère essentielle. La fitra est justement l’espace vital de la nature primordiale éthique et psychologique de l’Homme. Cet espace est constitué des éléments symboliques qui s’enchevêtrent dans le processus du désir et aussi du contrôle de ce dernier.
Al ruh ou la nature divine
Du moment où la nature spirituelle de l’homme est considérée comme étant immanente, faisant partie d’une autre dimension de la vie humaine, le désir de la totalité se trouve inspiré de la considération différente de la nature divine de l’Homme en tant qu’émergence de l’absolu. Il est tout à fait naturel alors de considérer le désir de la totalité comme dérivation ontologique de la nature absolue de la nature divine.
La contrainte
Le désir est le mouvement qui s’engage dans l’action pour atteindre une satisfaction quelconque. Du moment où l’action est menée vers un but, elle est forcément contrainte à suivre les mesures nécessaires pour l’atteindre. Au point où le but se pose comme le déterminant absolu de l’action entretenue en totalité (pensée, croyances, efforts…etc).
Du moment où ces deux dimensions sont des parties constituantes de la nature la plus primordiale et antérieure de la fitra, l’impératif moral inculqué dans cet espace vient pour réguler le mouvement du désir dans une logique de préservation de la limite de la nature humaine.
En somme, le désir de la totalité est l’expression concrète de la nature profondément spirituelle et ontologique qui fait que l’homme est un mouvement/retour existentiel vers l’absolu divin de par la convergence des substances divines et humaines représentées par le Ruh (esprit, ndlr).
Le Taghut ou le totalitarisme absolu
Si l’on admet que l’origine du désir de totalité est inscrite profondément dans la Fitra humaine et que celle-ci exprime la volonté de la totalité de par sa nature divine qui aspire à l’origine absolue comme objet de satisfaction, on doit admettre aussi que la volonté de saisir l’absolu dans une forme limitée qui est humaine trouve son origine dans une volonté indépendante de l’esprit.
On peut réfuter ce constat et dire que le désir de la totalité n’est rien d’autre que la forme d’expression animale de la nature en nous qui veut dominer son environnement en totalité. Or, il est difficile de concevoir cette réfutation pour les raisons suivantes :
-Que toute forme de vie tend à maximiser ses ressources avec des actions limitées dans le temps et l’espace
-Du moment où ces formes arrivent à subvenir à leurs besoins, les mouvements du désir et de la volonté aussi cessent d’être opérationnels.
-Que toute forme de vie peut avoir aussi la volonté de maximiser les ressources et les choses rentrant dans le champ de sa perception à propos de l’humain dont la volonté embrasse aussi les choses abstraites.
De ce fait, le mode de désir humain doit émaner d’une dimension plus sophistiquée qui transcende la contrainte physique.
Le désir de la totalité peut exercer une emprise sur le sujet désirant en le condamnant à ne voir le monde qu’à travers la poursuite de l’objet désiré. Cet objet peut s’élever jusqu’à la position de l’entité vénérée, car le vénéré est ce qui est omniprésent, et qui exerce un pouvoir direct sur l’état profond du sujet désirant. On considère que le rapport du désir de totalité envers une entité devient effectif à partir du moment où l’entité désirée se met au centre de la vie psychique et sociale de l’individu au point de s’ériger comme déterminant unique de son propre être dans le monde. L’argent illustre très bien l’exemple d’un moteur du désir tendant à se positionner comme une totalité dans la vie de l’individu moderne. L’argent est un objet abstrait relevant du désir de totalité, qui exprime très bien cette notion de désir de vénération.
Pour expliquer ce rapport fétichiste, la notion coranique du Taghut (idole, ndlr) peut nous éclairer. Le Taghut est souvent cité comme ce qui est vénéré à la place de Dieu. Il y a ici une condition de choix entre deux possibilité d’être ; vénérer Dieu ou vénérer le Taghut (4). Il y a ici un signe de méditation important. Si l’on considère la nature de la fitra, et plus particulièrement la condition de la contrainte, on dira que la relation entre le sujet et l’objet désiré est une relation de contrainte qui impose, dans le cas du Désir, la nécessité d’une dépendance totale comme condition de la satisfaction absolue.
Il est à voir que le désir de la totalité absolue qui peut s’exprimer dans la forme du pouvoir, de la propriété et du contrôle absolu est une expression de l’esprit dont la condition ontologique est faite de manière à ce qu’elle entretienne un rapport de vénération avec son objet de désir. Le Taghut est une expression hyperbolique faisant référence au summum de la tyrannie (d’un principe, une personne ou une entité quelconque…). En la regardant de près, la notion du Taghut nous fournit différents enseignements :
-Que le Taghut dépasse la notion de la violence primitive car il explique le mouvement aliéné et infini du désir d’emprise totale sur le monde.
-Le Taghut est une condition d’être globale qui embrasse toutes les dimensions de l’être. Il est profondément ancré dans l’esprit humain et la possibilité de s’émanciper de son emprise est une condition éthique situé au premier degré.
-Le Taghut est une notion qui nous aide à analyser l’origine de la tyrannie et du totalitarisme et son emprise à l’échelle de la vie humaine et non seulement dans un système particulier. Du moment où il y a désir de totalité porté sur une entité autre que Dieu, les conséquences sont nécessairement la destruction du système de vie individuel et collectif.
-Que toute émancipation d’un principe n’est qu’asservissement envers un autre et que la seule manière de choisir le principe le plus juste relève fondamentalement de l’éthique. Que la seule orientation d’un désir d’absolu réconcilié avec l’éthique ne se conçoit précisément que dans un désir de totalité divine, en vertu de la nature proprement éthique d’un tel désir.
En conclusion, si nous admettons que le mouvement le plus fondamental est le désir, et que le désir est orienté vers la totalité dans son mode d’être, nous devons admettre que son mouvement dépasse la contrainte physique et qu’il émane justement d’une entité autre qui est la Fitra. Cette entité porte en elle les signes de la nature divine de l’Homme et de ce fait elle exprime sa propre aspiration, celle de désirer l’absolu. Néanmoins, ce désir d’absolu peut dériver et avoir comme objet des choses du monde, concrètes et abstraites, qui se positionneront au centre de l’individu et exerceront un pouvoir absolu sur sa vie. Ce pouvoir trouve sa définition dans la notion du Taghut comme pouvoir qui exige la vénération de la part du sujet désirant.
Le monde moderne n’a jamais connu un pouvoir aussi omniprésent dans les consciences que celui du capitalisme marchand, cette matrice qui conditionne l’Homme à ne voir que le pouvoir de l’argent et à le placer au-dessus de tout. Il est donc tout à fait juste de considérer que le capitalisme marchand est l’incarnation absolue du Taghut dans le monde moderne, l’entité qui conditionne la vie et décide du devenir du monde. Vénérée partout et ancrée dans la profondeur de l’individu moderne, le Taghut de l’argent est le désir de la totalité humaine, celle de posséder le monde, promesse factice d’un paradis facile et accessible. Sa promesse est : asservissez-vous encore plus pour la destruction de toute chose qui m’échappe sur terre et vous aurez à goûter tout le plaisir du désastre dans le paradis de la jouissance sans entraves.
Mohammed Hamdouni
NDLR : Une version initiale de ce texte a été publiée sur le site inactuel.ma/
Notes :
1-Nietzsche, Schopenhauer…
2-Dans le sens de la critique de l’idéalisme rationaliste
3- Comme le cas de Spinoza, Schopenhauer et Nietzsche
4-« Il n’y a pas de contrainte dans la religion: la vraie guidance est devenue distincte de l’erreur, donc quiconque rejette le Taghut et croit en Dieu a saisi la plus ferme des prises, celle qui ne se brisera jamais. Dieu (Allah) entend tout, sait tout. Dieu est le défenseur de ceux qui ont la foi : Il les fait sortir des ténèbres vers la lumière. Quant à ceux qui ne croient pas, ils ont pour défenseurs le Tâghût qui les font sortir de la lumière vers les ténèbres. Voilà les gens du Feu, où ils demeurent éternellement. » – Coran, sourate 2 (Al-Baqara), signes 256-257