Mizane.info vous propose un dossier exclusif en deux parties consacré à la question des rapports que peuvent ou doivent entretenir l’islam et la (post)modernité. Ces rapports sont-ils essentiellement faits de tension et d’incompatibilité ? Pour répondre à cette problématique, voici une première contribution signée Mouhib Jaroui dans laquelle l’auteur resitue le contexte d’apparition de cette interrogation, propose une typologie des lectures de la tradition musulmane et soutient, in fine, qu’une autre modernité est possible en islam.
Comment définissez-vous les rapports entre l’islam et la modernité ?
Permettez-moi de botter partiellement en touche à cette question en questionnant, à mon tour, dans une perspective historique l’impensé ou le non-dit de ces « rapports ».
D’où vient cette prise de conscience relativement récente du « rapport » Islam/modernité ?
D’aucuns situent l’émergence de ce « rapport », au moins théoriquement, suite à deux événements majeurs.
Le premier événement se trouve dans la colonisation au cours du XIXe siècle, en Orient comme au Maghreb, rendant possible le désir de renaissance arabe, la Nahda, qui réexaminera la « tradition musulmane » (at-Turâth al-islâmî).
Ainsi, pour l’actuel cheikh al-Azhar, Ahmed Attayyeb, « les racines de la « question de la tradition » se trouvent dans la rencontre directe entre l’orient et l’occident européen »[1], et les couples utilisés étaient « authenticité/contemporanéité » selon chaykh al-Azhar ou encore « tradition/modernité ».
Le deuxième événement pour le moins surprenant est la défaite face à Israël en 1967.
La problématique de la modernité en islam est née d’une inquiétude face à l’Autre.
De très nombreux intellectuels arabes et musulmans identifient cet événement comme un deuxième élément déclencheur de la pensée sur le couple islam/modernité ou pour le dire correctement « tradition/modernité ».
La modernité comme questionnement extérieure
Prenons l’exemple du penseur marocain, Taha Abderrahmane, qui a beaucoup travaillé sur la tradition et la modernité.
Il raconte qu’il a délaissé la poésie pour la pensée à cause de la défaite de 1967 :
« La première raison – et non la principale, car il y a une autre raison – réside dans la défaite de 1967 ; en vérité cette défaite a provoqué en moi un tremblement intense alors que j’étais étudiant à l’université ; j’ai alors vu que mon parcours d’alors dans la pensée et l’écriture n’était pas celui que je devais emprunter, une question existentielle s’est emparée de moi : « Quel esprit nous a battus alors que nous sommes une communauté nombreuse et enracinée dans l’histoire ? »[2]
Pourquoi ce rappel historique ? Pour nous conduire là où je voulais en venir, à savoir le rapport du Moi à l’Autre qui se dissimule en permanence derrière les « rapports entre islam et modernité ».
Autrement dit, la problématique de la modernité en islam est née d’une inquiétude face à l’Autre.
S’il trouve ses racines au XIXe siècle, le couple tradition/modernité n’est devenu problématique qu’à partir de la fin des années 1960 de façon plus accélérée.
Le lecteur de la tradition musulmane « veut absolument y trouver « la science », « la rationalité » et « le progrès », c’est-à-dire tout ce dont il est actuellement dépourvu (…), ce qu’il n’a pas réussi à produire. Jabri
Dès lors, cette question de tradition/modernité est posée aux musulmans de l’extérieur, ce ne sont pas les musulmans de ces pays qui ont posé les premiers cette question, elle leur a été posée par l’Autre, l’Européen triomphant.
Les quatre rapports à la modernité
Le penseur Marocain Abdelilah Belqziz constate en effet que dès le début du XIXe siècle une obsession s’empare de la communauté arabe et musulmane, celle de la comparaison entre son passé glorieux et son pathétique présent :
« Et si de cette comparaison le présent est sorti vaincu, un armistice latent s’est contracté, dans la conscience musulmane, entre son passé érigé en référentiel et le présent attractif européen »[3].
Ainsi, le problème de la tradition est « venu répondre à une question qui lui était posée de l’extérieur, et c’est l’Autre, l’Européen, qui a posé cette question »[4].
Ce qui explique certains rapports assez singuliers des musulmans à la modernité.
Alors, sans être exhaustif, on peut identifier au moins quatre de ces rapports :
Le rapport traditionaliste à la tradition musulmane : le passé révolu a une place capitale dans ce type de rapport au point de dénigrer le présent considéré comme souillé, déviant et très éloigné d’un âge d’or érigé en référentiel.
Ce rapport souhaite reproduire à l’identique la tradition dans ses formes et reste enfermé dans un idéal romantique des pieux prédécesseurs.
Pour Chafiq Mounir, ce « courant de l’attachement à la tradition stigmatise l’occident et sa civilisation, rejette la modernité occidentale en raison de sa déviance »[5].
Pour ma part, je refuse d’inclure, comme d’autres l’ont fait, des penseurs comme Mohammed ‘Abduh et Jamâl Eddîne al-Afghânî dans ce rapport de l’islam à la modernité.
Le rapport libéral à la tradition musulmane : le présent est la principale préoccupation de ce courant moderniste, mais il s’agit du présent de l’Autre, de l’Européen, puisque cette lecture ne connait et ne comprend de la tradition musulmane que ce qu’y met l’Occident, plus précisément, non sans influence des orientalistes :
« C’est ce courant que représente la lecture orientaliste dont les prolongements, parvenus jusque chez des universitaires arabes, se transforment chez eux en un habitus orientaliste »[6].
Même si Mohammed ‘Âbed al-Jâbirî a critiqué ce courant, je pense qu’il n’a pas réussi à en sortir, oui, je suis convaincu que al-Jâbirî, sous l’influence notamment de Ernest Renan, a eu une lecture orientaliste de la tradition musulmane en accordant aux Grecs le monopole de la raison démonstrative.
Pour Chafiq Mounir, « ce courant appelle à la modernité et l’imitation de la modernité occidentale, y compris dans son ensemble, en espérant parvenir à une généralisation de la rationalité, de l’objectivité et de la pensée scientifique, et l’éloignement de la pensée magique, du salafisme, du traditionalisme, au motif qu’ils sont les causes du sous-développement »[7].
C’est par exemple le cas du tunisien Abdelamajîd Charfî[8].
Le rapport conciliateur à la tradition musulmane : ce courant que certains appellent « conciliateur » vise à ne prendre de la tradition et de la modernité que ce qui est bon : « Ne s’enferme ni dans le monde de la tradition et le salafisme en sortant de la modernité, ni ne s’ouvre sur la modernité et l’occidentalisation au point de sortir de la tradition »[9].
Pour Chafîq Mounir, dans ce même courant on peut trouver des « réformistes » qui ont pour point de départ l’islam, et des « progressistes » qui partent de la modernité occidentale.
Ainsi, des correspondances sont établies depuis le début du siècle dernier entre la consultation (shûrâ) et la démocratie, le consensus (ijmâ’) en droit musulman et l’opinion publique, l’intérêt (maçlaha) et l’intérêt général, l’allégeance (al-bay’a) et le contrat social, etc. [10]
Comme le dit si bien al-Jâbirî, le lecteur de la tradition musulmane « veut absolument y trouver « la science », « la rationalité » et « le progrès », etc., c’est-à-dire tout ce dont il est actuellement dépourvu (…), ce qu’il n’a pas réussi à produire, il lit dans les textes toutes ses propres préoccupations bien avant de lire les textes eux-mêmes »[11].
Le rapport criticiste à la tradition musulmane : ce courant est assez vaste en réalité, car tous les lecteurs de la tradition prétendent à l’esprit critique.
D’abord, on peut rappeler les ouvrages du penseur Mohammed ‘Âbed Al-Jâbrî, auteur de travaux qui portent sur la « critique de la raison arabe ».
Il entend par raison arabe « l’ensemble des principes et des règles dont procède le savoir dans la culture arabe »[12].
Il distingue tout au long de son œuvre ce qui relève du cognitif et ce qui relève de l’idéologique.
Il pense repérer trois ordres cognitifs qui rendent possible la production de ce savoir : al-bayân, al-‘irfân, al-burhân qui correspondent respectivement à l’indication, l’illumination et la démonstration.
Il privilégie largement al-burhân dont la figure emblématique serait Ibn Rushd aux côtés d’autres philosophes de l’occident musulman comme Ibn Bâja, Ibn Tufayl, Ibn Khaldoun, Shâtibî ou même Ibn Hazm.
Loin de se laisser réduire au passé, l’islam est à la fois le présent vécu dans ses douleurs et l’avenir escompté dans ses espoirs.
Bien que se distinguant nettement (à mes yeux) de l’approche de al-Jâbrî, Mohammed Arkoun est connu lui aussi pour sa « critique de la raison islamique ».
Notons cependant que ces deux lectures critiques du patrimoine musulman n’auraient pu voir le jour sans l’influence des travaux des orientalistes et surtout des philosophes français comme G. Bachelard, G. Canguilhem, L. Althusser, M. Foucault, G. Deleuze, J. Derrida, etc., surtout pour le penseur Mohammed Arkoun qui est extrêmement tributaire de ces auteurs.
Plusieurs traditions, plusieurs modernités
Alors, évidemment, comme toute typologie, celle-ci reste imparfaite, ses frontières sont poreuses.
Par exemple, ‘Abduh et Afghânî sont tantôt classés dans le rapport traditionaliste à la tradition par les uns, tantôt comme les chantres de l’islam libéral par beaucoup d’autres.
Tout dépend des critères que l’on choisit pour catégoriser ces penseurs.
Plus les critères sont précis, plus des auteurs opposés pourraient appartenir à une même catégorie.
Par exemple, dans le manuel volumineux de Charles Kurzman dont le titre est justement « L’islam libéral »[13], il pose six critères pour en faire partie : le refus de la théocratie, la promotion de la démocratie, les droits de la femme, les droits des non musulmans, la liberté de penser et le progrès.
Étonnement, on y trouve des personnalités comme « Youssef al-Qaradâwî » et « Rachid al-Ghannouchî » !
Un dépassement du fossé entre l’islam et la modernité est-il possible ou même envisageable ?
Toute société, pour relever les défis auxquels elle fait face, s’appuie dans une certaine mesure sur la tradition.
Mais ce recours à la tradition ne se fait pas de façon uniforme, ses modes d’être varient selon les époques et les sociétés.
Si la renaissance européenne a fait appel à la tradition grecque et latine pour de nouveaux horizons, sans que l’antiquité ne soit un « problème » ou un dilemme à résoudre, les sociétés arabo-musulmanes au contraire nous offrent un tiraillement passionnant entre la tradition et les défis contemporains au point de parler de « fossé » qu’il faut « dépasser ».
Qu’est-ce qu’on entend par « islam » et « modernité » ?
L’islam n’est pas un passé révolu ou un patrimoine immobile et ailleurs qu’il faudrait dépoussiérer.
Il n’est pas non plus un ensemble de recettes opérationnelles figées et prêtes à être mobilisées.
De même, il « ne signifie pas cramponnement au passé, ni prééminence de l’ancien sur le nouveau, ni hostilité aux acquis de la civilisation contemporaine »[14].
Loin de se laisser réduire au passé, pour moi l’islam est à la fois le présent vécu dans ses douleurs et l’avenir escompté dans ses espoirs.
De l’esprit de la modernité à la modernité positive
Quant à la modernité, pour éviter les équivoques, je propose une définition que je forge moi-même.
Force est de constater que l’islam est souvent associé à la question de la modernité, caractérisant ce tiraillement diachronique qui préoccupe la pensée musulmane contemporaine depuis près de deux siècles.
De même qu’il y a plusieurs traditions, il y a plusieurs modernités et il n’appartient à aucune société ou civilisation de monopoliser ou d’imposer au reste du monde sa propre définition de la modernité.
Ainsi, là où certains voient un « fossé » à éliminer ou « dépasser », j’y vois plutôt un problème nécessaire sans lequel la tradition musulmane perdrait tout intérêt.
Ainsi, rejeter en bloc la modernité reviendrait, sous prétexte que cette notion a été forgée en Occident, à accepter l’idée d’une seule et unique modernité, occidentale en l’occurrence.
La notion de modernité est certes équivoque, mais à mes yeux la modernité désigne un ensemble de solutions nouvelles sélectionnées intelligemment, qui prennent appui, de façon critique, sur la tradition pour un avenir meilleur que ce soit au niveau moral, institutionnel, économique, technologique ou politique.
La nouveauté n’étant pas une finalité, toutes les modernités ne se valent pas, et une même modernité peut regrouper des éléments positifs comme négatifs.
A lire du même auteur : Le mu’tazilisme est-il un humanisme ?
Ainsi définie, la modernité est toujours inachevée car portée par les efforts continus des individus et des collectivités.
Ma réponse est donc la suivante : le caractère fondamentalement inachevé de la modernité, comme d’ailleurs celui de la lecture de la tradition musulmane, me conduit à penser que la tradition musulmane doit demeurer un « problème » ou une « problématique » appelée à ne jamais trouver de solution définitive.
Ce « fossé » qui semble poser problème, je le trouve nécessaire, je dirai même qu’il est ontologique à l’islam.
Ainsi, là où certains voient un « fossé » à éliminer ou « dépasser », j’y vois plutôt un problème nécessaire sans lequel la tradition musulmane perdrait tout intérêt.
Loin d’être une résignation, mon intime conviction relève plutôt de la lucidité.
La position du penseur Taha Abderrahmane est à cet égard très intéressante.
Il propose sa propre définition de la modernité en fonction de ce qu’il a compris de l’islam.
Il distingue « la modernité positive », telle qu’elle existe ici et là, et « l’esprit de la modernité », c’est-à-dire les principes qui inspirent et président à la modernité.
L’assassinat de la raison
D’autres penseurs ont distingué la « modernité » (al-Hadâtha) et la « modernisation » (at-Tahdîth).
La première désigne aussi la philosophie qui inspire la modernisation, et la deuxième est le résultat et la traduction de la première dans le réel, comme le progrès technique, etc.
Le problème de beaucoup de musulmans est qu’ils ont plus réfléchi sur la modernité positive que sur l’esprit de la modernité, autrement dit ils ont plus réfléchi sur at-Tahdîth que sur al-Hadâtha.
C’est ce que j’appelle à l’instar du penseur syrien Borhân Ghalyûn, « l’assassinat de la raison ».
En effet, le musulman « n’a trouvé d’autre explication à ce fossé que dans la tradition, cette dernière était le seul obstacle (…) La renaissance est devenue une révolution contre la tradition, la disqualification de la tradition de l’histoire et sa marginalisation des activités sociales et individuelles sont devenues à la fois le fondement et la condition du progrès, et cette disqualification de la tradition a pris le nom de la modernité »[15].
Si le contact entre les musulmans et la modernité occidentale était inévitable, car les peuples sont toujours appelés à s’entre-connaître, cette immaturité de la raison presque enfantine, qui s’explique par la façon violente dont ce contact a été subi, est peut-être traduite dans le verset suivant :
« Ne regarde pas avec envie les choses dont Nous avons donné jouissance temporaire à certains couples d’entre eux »[16].
Mouhib Jaroui
Notes :
[1] Chaykh Ahmed Attayyeb, At-Turâth wa Attajdîd. Monâqachât wa rudûd, p. 30.
[2] Taha Abderrahmane, Al-Hiwâr ofoqane lilfikr, p. 17.
[3] Abdelilah Belqziq, Naqd at-Turâth, p. 23.
[4] Abdelilah Beqziq, Naqd at-Turâth, p. 26.
[5] Chafîq Mounir, Al-Islâm fî ma’rakat al-hadâra, p. 81-82.
[6] Mohammed ‘Abed al-Jâbirî, Nahnu wa Turâth, p. 18.
[7] Chafîq Mounir, Al-Islâm fî ma’rakat al-hadâra, p. 81-82.
[8] Abdelmajîd Charfî, Al-Islâm wal hadâtha, 1991.
[9] Chafîq Mounir, Al-islâm fî ma’rakat al-hadâra, p. 81-82.
[10] Abdelilah Belqzîz, Naqd at-Turâth, p. 26.
[11] Mohammed ‘Abed al-Jâbirî, Nahnu wa Turâth, p. 27.
[12] Mohammed ‘Âbed al-Jâbrî, Introduction à la critique de la raison arabe, 1994, p.11-12.
[13] Charles Kurzman, Al-islâm al-libirâlî, 2017.
[14] Zakî al-Mîlâd, Al-Islâm wa al-hadâtha, p. 52-53.
[15] Borhân Ghalyoun, Ightiyyâl al-‘aql.
[16] Sourate Al-Hijr, 88.