Savant et juriste musulman (faqih), traducteur du Coran (en soninke), Muhammad Diakho nous présente le statut de la foi et des actes du musulman dans l’œuvre d’Abu Hanifa, l’un des fondateurs d’une école juridique faisant toujours autorité chez les musulmans sunnites, dans un texte extrait de son livre « Abu Hanifa Sa vie, son combat, son œuvre » (édition Albouraq), sur Mizane.info.
Selon l’imam Abu Hanifa, la foi se compose de deux éléments essentiels : une ferme certitude du cœur (i‘tiqâdun jâzim), et une soumission manifestée par la confession verbale (al-qawlu bil-lissâni). Les informations de doxologie recueillies aussi bien dans les récits biographiques que dans le Livre de la grande science (kitâbu al-fiqhi al-akbar) concordent sur l’attribution à Abu Hanifa de la définition suivante de la foi : « La foi, est la confession verbale (aliqrâr), la certitude du cœur (at-taçdîq) et la soumission (at-taslîm) aux ordres de Dieu. La différence entre la foi (imân) et l’Islam n’est que linguistique. Il ne saurait y avoir de croyance sans soumission, ni soumission sans croyance. Ils sont tels les deux faces d’une même pièce. La « religion » (ad-dîn) est un vocable qui renferme à la fois, la foi, l’Islam, et tous les préceptes religieux. » Abu Hanifa ne considérait pas que la foi puisse se concrétiser seulement par la connaissance et la certitude du cœur, mais il pensait l’essentiel de la confession verbale.
(…)
Selon Abu Hanifa, les actes de foi ne sont pas une partie de celle-ci. Contrairement aux Mu‘tazilites, aux Khârijites et aux Hanbalites. Ces derniers considèrent qu’il y a un lien très solide qui rattache les œuvres à la foi, et que celles-ci agissent sur celle-là en l’augmentant (az-ziyâda) ou en la diminuant (an-nuqçân), cependant, ils excluent celles-ci de l’essence (constituante) de la foi en tant que réalité intérieure. Ce qui les fit conclure que l’on devra (selon eux) considérer comme étant mu’min (croyant), celui qui a la foi intime en Dieu, mais qui n’a pas exécuté les actes corporels de la foi. Dans ce cas particulier, on doit considérer cette « croyance » comme « imparfaite » (nâqis).
La foi, selon Abu Hanifa, n’augmente ni ne diminue. « La foi des anges et celle des humains est la même (quant à l’essence), la foi des ancêtres, des prophètes et celle des humbles musulmans et des descendants est aussi la même. »
Toutefois, une zone d’ombre subsiste dans le système d’explication de l’imam, puisqu’il soutient l’idée de la supériorité (en récompense et en foi) des saints Prophètes, mais l’explique par la seule bonté de Dieu et le fait qu’ils sont les guides des gens vers le bon chemin ! « Nous croyons tous en Dieu, qu’Il est seul, et nous croyons en ce à quoi ont cru les Prophètes, mais ils ont par rapport à nous le mérite en récompense, en la croyance et en toutes bonnes œuvres. En cela, Dieu ne nous a causé aucun tort, et n’a rien enlevé de nos droits, puisque tout cela leur a été donné par la bonté de Dieu, et par le fait qu’ils ont été les guides des gens, et puisque les gens ont mérité ce qu’ils ont mérité grâce à eux. »
L’imam explique donc la supériorité par la différence des mérites (al-fadlu). Ce que mérite un prophète ne saurait être égal à celui d’un humble musulman. Il rejette en cela catégoriquement l’idée de différenciation par les actes et les œuvres. Sur cette explication de la non-augmentation et de la non-diminution de la « foi », Abu Hanifa a fondé sa thèse de la non-dénonciation pour infidélité d’un pécheur. Puisqu’il dispose d’une croyance parfaite et complète (kâmil) contrairement à la thèse hanbalite de l’imperfection de la foi du pécheur qui aboutit à la nullité. Il le considère comme mu’min-pécheur parmi ceux qui « ont reconnu leurs péchés, ils ont mêlé de bonnes actions à d’autres très mauvaises. Il se peut qu’Allah accueille leur repentir. Car Allah est Pardonneur et Miséricordieux. » 44
« Nous n’accusons aucun musulman de mécréance suite à un péché aussi grave soit-il, sous réserve qu’il ne le considère pas comme licite, et nous ne lui retirons pas le nom de « musulman ». »
Les gens, du point de vue de notre certitude de leur sort dernier, sont, selon l’imam Abu Hanifa, classés en trois catégories distinctes :
– Les gens du Paradis : les Prophètes, et ceux dont l’entrée au Paradis est annoncée par les prophètes.
– Les gens de l’Enfer : les polythéistes. Nous pouvons affirmer que ceux-là sont destinés à l’Enfer.
– Les (autres) croyants. Nous ne pouvons en aucun cas nous prononcer à leur sujet. Nous ne témoignons pas qu’ils sont destinés au Paradis ou à l’Enfer. Nous avons pour eux bon espoir (rajâ’), mais nous craignons pour eux le châtiment. Et nous disons à leur sujet ce que Dieu a dit : « Il se peut qu’Allah accueille leur repentir. Car Allah est Pardonneur et Miséricordieux. » 45
Nous craignons pour eux à cause de leurs péchés, car il n’y a personne pour qui on soit sûr de l’entrée au Paradis même s’il jeûnait toutes ses journées ou priait toutes ses nuits, exception faite des Prophètes et de ceux que ces derniers ont déclarés dignes du paradis.
Abu Hanifa fut accusé de murji‘isme, mais nous n’avons rien trouvé de sérieux pour étayer cette thèse. D’autant plus que lui-même réfute cette thèse dans le Livre de la grande science (Kitâbu al-fiqhi al-akbar). « Nous ne disons pas que les péchés n’altèrent en rien la foi du croyant (thèse des murji‘as). Nous ne disons pas qu’il n’entrera au Paradis, ni qu’il y perdurera (thèse des Kharijites), même s’il était un pervers (fâsiq). Nous ne disons pas que nos (les croyants) bonnes œuvres sont nécessairement agrées par Dieu et que nos mauvaises actions sont pardonnées comme disent les murji‘ites. » 46
À l’évidence, Abu Hanifa n’avait en commun avec les murji‘tes que ce qu’avaient toutes les factions islamiques qui ont vigoureusement réagi aux thèses extrémistes des Khârijites à savoir l’idée d’accuser de mécréance tous ceux qui commettent un péché grave, thèse qui aboutit à des assassinats politiques et des conflits qui ont ensanglanté la communauté musulmane.
Outre cette réaction en commun avec les Murji‘tes, Abu Hanifa était loin d’adopter la thèse fondamentale des murji’tes qui consistait à dire que : « La foi est certitude du cœur seulement ajoutée à la connaissance de Dieu. » Nous savons déjà qu’Abu Hanifa ajoutait à cela la nécessité d’une « confession verbale ». Même s’il est en accord presque total avec eux pour soutenir « qu’un péché grave » n’altère en rien l’essence même de la foi, puisque les bonnes œuvres à ses yeux n’entrent pas dans la constitution organique de la foi.
Cependant, leurs conclusions dans ce cas sont fondamentalement différentes.
a – Les Murji‘tes, eux, affirment avec certitude qu’ils sont des croyants, gens du Paradis. Certains extrémistes parmi eux vont même jusqu’à soutenir que « celui qui croit en Dieu par une ferme certitude est un croyant qui entre au Paradis même si, par sa confession verbale, il manifeste la mécréance, et même s’il adore les idoles ou reste judaïque ou chrétien adorant la croix. »
b – Alors que Abu Hanifa considère que « Nous ne nous prononçons pas sur le sort réservé aux pécheurs, car seul Dieu décidera de leurs sorts au Jour dernier, Il les châtiera s’Il le veut ou leur pardonnera. »
Cette conclusion d’Abû Hanîfa est celle des traditionalistes et des fuqahâs (les jurisconsultes). En effet l’imam At-Tabarî (m 311 h), haute autorité de l’école traditionaliste, soutenait deux siècles après à l’occasion de l’interprétation du verset 81 de la sourate 2 : « Non !… Ceux qui ont commis un péché (sayyi’atan) et que leur faute les a enveloppés (ahâtat’ bihi khatî’atuhu) : voilà ceux qui sont hôtes du Feu ; ils y demeureront immortels », que même si l’expression littérale de ce verset est générale, (sayyi’atan), le sens visé est particulier : « En effet, seuls les impies sont voués éternellement au feu de l’Enfer ; c’est ce qu’indiquent manifestement les diverses traditions qui remontent au Prophète. Elles montrent de façon péremptoire que les croyants qui commettent des fautes majeures (ahlu al-kabâ’ir) ne sont pas visés par ce verset.
De plus, les versets 81 et 82 doivent être mis en rapport. Il est dit dans ce dernier verset : « Ceux qui croient et qui font le bien seront les hôtes du Paradis ; ils y demeureront immortels. » Ils ne peuvent donc pas être les mêmes qui demeurent éternellement en Enfer et au Paradis. Il s’ensuit donc que seuls des péchés particuliers sont désignés ici. » 47
Pour ce qui est de cette accusation de murji‘isme attribuée à Abû Hanîfa, nous pensons que quatre raisons peuvent l’expliquer :
– La complexité et la subtilité de la conception hanafite –si l’on peut dire– de la « foi ».
– Le trop-plein d’ennemis que se faisait l’imam Abû Hanîfa dans le milieu intellectuel de l’Iraq de son époque, et également parmi les ennemis ultérieurs de son école.
– Le désir ardent de certains Murji‘ites de compter Abû Hanîfa parmi les leurs. Ce qui les poussent certainement à le compter parmi les tenants des thèses Murji‘ites.
– Les difficultés rencontrées par les doxographes à distinguer les deux types du murji‘isme (l’ancien et le nouveau) qui ont marqué cette école. Pour distinguer les deux sens bien connus du irjâ‘, il faut se rappeler que : de façon générale ce terme signifie le fait de retarder, de suspendre, de remettre à un certain délai.
De là, on donne deux sens à murji‘a :
a – Le sens « ancien » : le fait de suspendre le jugement sur ‘Alî et sur ‘Uthmân et de ne pas se prononcer, soit sur la solidarité avec eux (walâ’), soit sur leur exclusion (brâ’). Il est vrai que c’est dans ce cadre un peu plus élargi et théorisé plus tard que beaucoup de fuqahâ’ et de traditionalistes furent accusés –à tort– de murji‘isme. Probablement ceux que l’on nommait jadis : les murji‘ites traditionalistes (murji-atu as-sunna). Ash-shahristânî note dans Milal wa an-nihal que « Abû Hanîfa et ses disciples étaient fréquemment qualifiés de Murji‘tes traditionalistes, et que beaucoup de doxographes l’ont compté parmi les Murji‘a. »
Il se pose la question de savoir si la raison n’en était pas qu’Abû Hanîfa soutenait que la foi était la certitude du cœur, et qu’elle n’augmente ni ne diminue point. Il se demande alors si ce n’est pas pour cela que l’on a pensé –faussement– que sa conception exigeait aussi l’exclusion définitive des actes de foi (al-a‘mâl) ?
Quoi qu’il en soit, beaucoup d’autres grands hommes qu’Abû Hanîfa ont été victimes de cette accusation de murji‘isme. Citons à titre d’exemple : al-Hassan Ibn Muhammad petit-fils d’Alî Ibn Abî Tâlib, Sa’îd Ibn Jubayr (m. 95 h), Talq Ibn Habîb, ‘Amr Ibn Murra, Muhârib Ibn Dinâr, Muqâtil Ibn Sulaymân, Hammâd Ibn Abî Sulaymân (m 120 h) le maître d’Abû Hanîfa, Qadîd Ibn Ja‘far. Tous ont en commun seulement le fait d’avoir combattu farouchement l’idée mu‘tazilite de l’éternité des pécheurs en Enfer.
b – Le deuxième sens, le plus répandu et le plus actuel, consiste à « suspendre », à détacher les œuvres d’obéissance (al‘amal wa tâ‘a) à Dieu de la foi. Sont donc murji‘ites ceux qui professent que la foi consiste en la seule certitude du cœur à l’exclusion des actes, et pour qui les prescriptions légales n’entrent pas dans l’objet formel de la foi.
Muhammad Diakho
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