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lundi 23 décembre 2024

Non M. Bouamama, l’Homme n’est pas qu’un être social !

Saïd Bouamama au centre social et culturel Pari’s des faubourgs, mercredi 13 décembre, au cours de son intervention sur le sujet du vivre-ensemble égalitaire.

Mercredi 13 décembre, le centre social et culturel Pari’s des faubourgs invitait le sociologue et militant Said Bouamama, spécialiste des questions de discriminations, pour une conférence sur le thème : « Vivre ensemble » ou « vivre ensemble égalitaire » ? L’occasion, pour cette figure intellectuelle proche notamment du mouvement des Indigènes de la République, de développer quelques-unes de ses idées politiques. Parmi elles, la conception de l’Homme défini comme « un être social », une idée classique du marxisme reprise à son compte par le sociologue. Dans un article d’analyse critique, Fouad Bahri interroge, sur Mizane Info, cette vision jugée réductrice de l’Homme et ses implications pratiques dans les problématiques contemporaines liées notamment à la question de l’islam en France ou à la visibilité sociale des musulmans. L’auteur définit également les prémisses conditionnelles d’un dépassement du modernisme et de ses multiples formes idéologiques.      

Invité à intervenir au centre social et culturel « Pari’s des faubourgs », le sociologue militant Saïd Bouamama a abordé mercredi 13 décembre la question du vivre-ensemble en ayant recours à une analyse critique de toutes les notions qui lui sont étroitement associées. Une conférence qui a repris partiellement les éléments développés dans un texte publié sur le blog de l’auteur le 21 janvier 2017. Saïd Bouamama dénonce ainsi les postulats implicites de la notion de vivre-ensemble (« S’il faut promouvoir le « vivre ensemble » c’est que celui-ci serait menacé. L’expression appelle donc un implicite rapidement explicité par le « sens commun » diffusé par les discours politiques et médiatiques dominants : le « communautarisme ») et l’accusation ciblée de populations qu’il indique (Le « vivre ensemble » idéalisé du passé serait aujourd’hui mis en péril par des comportements communautaristes, lesquels seraient la caractéristique des citoyens issus de l’immigration postcoloniale»). Des postulats qui viendraient masquer la réalité des déterminismes sociaux 1 à l’origine des phénomènes invoqués, et nieraient les aspects les plus positifs de la vie sociale des quartiers dits « sensibles » 2. La notion de vivre-ensemble devenant le cache-misère d’une société profondément inégalitaire 3.

« Je considère que l’être humain est un être social »

C’est au cours d’un échange avec le public que le sociologue a défendu une conception de l’être humain qu’il a défini exclusivement comme un être social, idée classique du marxisme 4 que l’on retrouve par exemple dans la fameuse théorie de l’infrastructure sociale déterminant la superstructure idéologique de la société (droit, religion, art, philosophie, politique, etc). Dans une réflexion introduite par une question sur l’estime de soi, Saïd Bouamama a souligné qu’il existait deux écoles sur le sujet : « Ou l’on pense que l’individu est le résultat de ses interactions sociales : la confiance et l’estime que l’on a en soi étant fonction de la reconnaissance sociale qui est la nôtre. Dans ce cas, nous avons une diminution d’estime de soi qui est liée à la pauvreté dans cette société. Cette approche se distingue de l’approche psychologisante (explicitée par l’exemple du maquillage pour que les jeunes filles aillent mieux, ndlr). » Avant de se positionner lui-même en déclarant : « Moi je considère que l’être humain est un être social ». Une définition également justifiée en miroir par l’appropriation libérale de la notion d’individu. « L’ultralibéralisme ne peut fonctionner qu’en mettant en avant l’individu autocentré », « Ce sont des concepts (l’estime de soi, ndlr) qui sont centrés sur l’individu et non pas sur la dynamique collective, sur le fait qu’on s’en sort en groupe, sur le fait que les grandes avancées sociales depuis le début de l’humanité ont été collectives, que certaines classes sociales ont intérêt à l’individu et que d’autres classes sociales savent très bien que c’est dans le collectif que se réalise l’émancipation ».

Réduire l’Homme à sa « classe sociale », en faire le pur produit déterministe d’une assignation de la société, nier la dimension personnelle et irréductible de sa subjectivité et de son libre-arbitre, est une vision idéologique qui n’est plus seulement surannée mais aussi contre-productive pour les tenants d’une approche anticapitaliste ou antilibérale

Cette définition marxiste, reprise peu ou prou dans la plupart des écrits et productions verbales des intellectuels, penseurs ou acteurs de la gauche 5 est une définition centrale et récurrente dans les débats sur la question de la responsabilité sociale et de la responsabilité individuelle. Il est néanmoins étonnant que plus d’un siècle et demi après sa théorisation, cette définition exclusive et éminemment réductrice de l’Homme soit reproduite telle quelle 6, sans examen critique et sans nuance 7, et qu’elle ne fasse pas l’objet d’une réévaluation analytique. Réduire l’Homme à sa « classe sociale », en faire le pur produit déterministe d’une assignation de la société, nier la dimension personnelle et irréductible de sa subjectivité et de son libre-arbitre, est une vision idéologique qui n’est plus seulement surannée mais aussi très paradoxalement, comme nous le verrons plus loin, contre-productive y compris pour les tenants d’une approche anticapitaliste ou antilibérale.

Du matérialisme philosophique au déterminisme historique

Chez les marxistes, cette idée est la conséquence logique d’une vision intégralement matérialiste du monde qui nie l’existence d’une authentique dimension spirituelle de l’Homme, ceci dans la perspective d’une lecture philosophique résolument athée et d’une vision aliénante de la religion, opium du peuple. Une lecture également encouragée par des développements historiques qui ont contribué, après l’âge des « Lumières », à une mise en opposition radicale entre science et religion 8, et ce jusqu’à un divorce quasiment consacré et décrété par le truchement des idéologies positivistes et scientistes du XIXe siècle qui voyaient l’histoire de l’humanité comme un progrès continu devant le mener à un dépassement inévitable de l’ère théologique. L’enthousiasme de Marx et Engels à la lecture de l’Origine des espèces de Darwin, à bien des égards, en a été l’illustration. Cet ancrage historique de l’histoire des sciences a été aussi le maillon faible du matérialisme 9 à la fois philosophique et historique du marxisme. Les développements révolutionnaires de la physique d’Einstein, le saut qualitatif opéré durant le XXe siècle dans la connaissance des lois physiques régissant l’Univers grâce à un développement technologique considérable ont, il faut le dire, inévitablement ruiné les prétentions de l’athéisme comme doctrine compatible avec la science, les lois physiques impliquant un Législateur et un Principe immuable comme conditions de possibilité à la fois théorique et pratique. La physique quantique a, pour sa part, fait voler en éclats le statut homogène de la matière et celle d’une vision intégralement matérialiste et mécaniste du monde. Mais si le matérialisme n’a plus d’assises scientifique, il n’en conserve pas moins quelques appuis psychologiques et idéologiques. Comme on a pu le voir précédemment, le libéralisme, qui mise tout sur l’individu, a renforcé, par réflexe antilibéral, le postulat inverse d’une surdétermination globalement sociale de l’Homme chez les adeptes du socialisme.

Ne pas confondre fiction de l’individu et réalité du sujet

Une vision problématique niant donc l’autonomie du sujet moral, et au-delà, l’existence de la morale elle-même 10 et qui confond allègrement les notions d’individu et de personne ou de subjectivité (ou sujet, ou encore le Soi). « L’individu n’existe pas : tout Homme est à sa naissance l’héritier d’une histoire, le porteur d’un legs familial, l’addition de ce qui le précède et auquel lui-même apportera sa contribution positive ou négative », écrivions-nous à ce propos, récemment. Nous pourrions ajouter que tout Homme est à son commencement déjà plus que lui-même et qu’il a vocation, à ce titre, à devenir beaucoup plus que ce qu’il n’était au terme d’un accomplissement qu’il ne peut réaliser qu’en Dieu et pour Dieu, avec les autres et au service du Bien commun. La notion de Destin illustre parfaitement ce schéma d’une vie choisie avec résolution et orientée vers la réalisation d’un but ultime qui donne tout son sens à l’existence de l’Homme.

Là où le libéralisme construit la fiction sociale de l’individu, là où le socialisme évacue le sujet dans l’anonymat de la classe ou de la masse, une approche globale et réaliste de la mécanique humaine pense les interactions permanentes dans leurs spécificités, leurs complexités et leurs complémentarités

Ce choix, cette résolution, cet engagement complet ne sont pas les produits de la société, ni même d’une classe sociale ou d’un quelconque déterminisme (à l’exception du déterminisme divin qui s’impose à tous par définition). Ils supposent bien au contraire l’espace intime d’une conscience vivante, relativement autonome, la présence et l’action consentie d’un esprit en marche vers la finalité qu’il s’est lui-même assigné selon les décrets de son libre-arbitre. Cette conscience et cet esprit ne sont évidemment pas imperméables à leur époque, à leur univers social, à leurs conditions de naissances et à toutes les épreuves qui émaillent leurs vies. Bien au contraire, ces conditions extérieures sont autant de leviers, de causes et de facteurs déclencheurs qui vont déterminer des émotions, alimenter des opinions, provoquer des souffrances, élever des espérances et nourrir des combats. Cette interaction permanente entre destinée personnelle et milieu extérieur (nature, société, nation, etc) est la trame universelle sur laquelle s’est tissée de tout temps l’odyssée humaine. Là où le libéralisme construit la fiction sociale de l’individu, là où le socialisme évacue le sujet dans l’anonymat de la classe ou de la masse, une approche globale et réaliste de la mécanique humaine pense les interactions permanentes dans leurs spécificités 11, leurs complexités 12 et leurs complémentarités.

Fatalisme déterministe et déresponsabilisation morale

Mais pour les partisans d’un déterminisme social exclusif, l’Homme est une forme vide que la société va remplir, si ce n’est même un vide complet dont le(s) moule(s) social façonnera la forme, à sa guise et/ou selon les circonstances. Cette approche ultra-socialisante explique aisément de quelle manière des Hommes ont pu historiquement être sacrifiés ou anéantis au motif qu’ils n’étaient pas autre chose que l’expression contingente et conjoncturelle d’une entité beaucoup plus essentielle (Nation, classe, parti, révolution, etc) qui pouvait, par la grâce de ses élites dirigeantes auto-légitimées, les sacrifiés. C’est une autre forme de réification qui, au mieux, assigne à l’Homme une valeur très abstraite, celle de partie d’un Tout, au pire est une réduction déshumanisante de l’Homme, nié dans son irréductible singularité de subjectivité pensante, aimante, vivante et inter-agissante avec ses semblables. Cette négation a une conséquence immédiate : la déresponsabilisation quasi systématique de toutes personnes identifiées comme appartenant aux classes pauvres, ouvrières, salariées ou populaires dans leurs actions, leurs opinions ou leurs engagements. Ces êtres, déterminés socialement, subissent, dans cette lecture, les logiques de domination qui leurs sont imposées par les classes dirigeantes, bourgeoises ou classes moyennes supérieures, « blanches », héritières d’un habitus historique colonial, classes qui s’affranchiraient des devoirs qu’elles imposent aux dominés pour perpétuer précisément cette même domination. A la logique sociale, s’ajoute donc la logique coloniale et raciale 13 qui dépassent très largement le cadre de cet exposé.

L’erreur majeure de toutes les tentatives historiques de reformuler l’islam dans des termes idéologiques a résidé en une incompréhension de la notion de globalité islamique (ash-shumuliyya) qui a été pensée sous le prisme du caractère totalisant ou totalitaire des idéologies, alors que cette notion désigne le caractère éminemment transversal d’une position méta que lui confère sa légitimité divine

On observe néanmoins, et l’intervention de Saïd Bouamama l’a confirmé, que la disqualification de la morale ou plus exactement l’accusation de moralisation de problèmes sociaux chez les individus et la tendance, propre au libéralisme, à individualiser les problèmes, accusation en partie fondée, tombe lorsqu’elle est inversée socialement, la catégorie morale étant réappropriée par l’idéologie socialisante qui incrimine 14 systématiquement les acteurs sociaux dominants des effets de cette domination et déresponsabilise partiellement ou totalement les « dominés » de leurs propres agissements. Ainsi du passage à l’acte violent. Si le recours à la violence n’est évidemment jamais justifié et est totalement condamné, il est toujours en partie imputable à la société. « Personne ne nait violent mais le devient (…) C’est parce que j’ai subi moi-même des violences qu’à un moment donné je peux être violent (…) La violence invisible devient causalité de la violence (…) La violence subie devient la violence agie », tempèrera ainsi Saïd Bouamama. Ce qui est intéressant ici n’est pas de savoir si ces propos sont absolument ou partiellement vrai ou faux, mais d’observer la difficulté pour les tenants de l’être social exclusif de reconnaître le phénomène de la responsabilité personnelle, fusse-t-elle relative, et leur refus de penser en terme d’interaction réciproque sujet-société. Il s’agit là d’un impensé qui mériterait toute une analyse 15.

L’irréductibilité idéologique de l’islam

 On pourrait croire que cette analyse se cantonnerait à un intérêt purement philosophique et serait d’une parfaite inutilité sociale. Ce n’est pas tout à fait le cas dans la mesure où les catégories (libre-arbitre, morale, conscience, etc) que nous avons défendues dans cette courte missive relève aussi, peu ou prou, et du reste sans s’y réduire, de l’islam qui est la religion majoritaire du public destinataire du discours de Saïd Bouamama et, au-delà, des Indigènes de la République, à savoir les jeunes et les habitants des quartiers populaires redéfinis sous le terme dommageable d’Indigènes. Si l’islam est bien un objet de première importance pour les militants décoloniaux, il l’est à travers le filtre de l’idéologie 16 et, parfois même, de sa récupération 17. Or, il faut comprendre que l’erreur majeure de toutes les tentatives historiques de reformuler l’islam dans des termes idéologiques a résidé en une incompréhension de la notion de globalité islamique (ash-shumuliyya) qui a été pensée sous le prisme du caractère totalisant ou totalitaire des idéologies, alors que cette notion désigne le caractère éminemment transversal d’une position méta que lui confère sa légitimité divine. Quoi qu’il en soit, le dépassement du modernisme ne se fera pas par le biais de catégories modernistes et l’idéologie en est une. C’est précisément sur ce point que l’islam revêt une importance majeure dans l’analyse bien comprise du combat qu’il est possible de mener contre les effets destructeurs du modernisme. En effet, la puissance du capitalisme s’est nourrie aussi du désespoir et de l’affaiblissement profond des forces morales et spirituelles des populations européennes avec une contamination internationale des populations exportée par la mondialisation marchande. Cet affaiblissement est le résultat de plus de deux siècles d’une double hégémonie matérialiste concurrentielle (le matérialisme marchand du capitalisme et le matérialisme philosophique du marxisme et/ou de l’athéisme) qui a produit, par ses effets cumulés, outre la réification de la société, l’aliénation technologique des Hommes et la destruction programmée de la création, le meurtre des âmes, l’empoisonnement des cœurs et la démoralisation des consciences, autrement dit ce que nous appelons le nihilisme.

Les conditions islamiques d’un dépassement du modernisme

A contrario, nous pouvons dire que la foi monothéiste en Dieu (Exalté-soit-Il), les effets fonctionnels et opérants d’une relation intime et quotidienne du croyant avec le Très-Haut (al ‘Aly), le choix d’une forme de vie pleinement consacrée à l’adoration divine, par la médiation de l’exemple prophétique, son projet d’une expansion du Bien, du règne de la vertu (contre toute forme de puritanisme), d’une sage application de la justice directement fondée par la nature de Dieu (Allah ‘ouwa l ‘Adl), d’un horizon permanent qui l’oriente librement vers le Droit et la Vérité (Al Haqq), d’une émulation de tous les instants vers la connaissance qui est la finalité terrestre (l’injonction coranique à l’entre-connaissance des humains) et ontologique des Hommes (« Et Je n’ai créé les djinns et les humains que pour qu’ils M’adorent (ou me connaissent) »), autrement dit toutes les formes d’accomplissement du vicariat primordial, qui n’est autre que l’acceptation du dépôt du libre-arbitre et de cette fameuse responsabilité qui fondent l’excellence et la dignité de l’Homme, nous pouvons dire que tous ces éléments constituent les jalons d’une voie royale islamique vers le dépassement du modernisme et le retour renouvelé et harmonieux vers un idéal fitratique de la nature primordiale du monde. L’engagement sérieux dans un islam non amputé de ses prérogatives , un islam lucide, déterminé, volontariste, un islam éco-responsable, socio-équitable, qui ne tourne le dos ni à son passé (respect des piliers authentique de la permanence traditionnelle), ni à son avenir (refus de l’immobilisme sectaire, du dogmatisme et du taqlid traditionaliste). Un islam porteur de valeurs morales, spirituelles, sociales et sapientales de nature à le faire rayonner dans l’ensemble de la société. Pour ses militants, ceci implique, à l’évidence, de rompre définitivement avec toute forme d’aliénation ou de filiation empreinte d’idéologies athées ou agnostiques, de se défaire des illusions matérialistes, déterministes et réductionnistes qu’elles génèrent, et de clarifier honnêtement son rapport personnel (intellectuel, moral et spirituel) avec cette voie royale en laquelle nous-mêmes nous croyons.

Notes

1- « De telles hypothèses font écran à l’analyse adéquate des problèmes rencontrés par les habitants des quartiers populaires. Ces problèmes sont liés à trois processus étudiés dans d’autres écrits : processus de paupérisation massive, de précarisation généralisée et de discriminations raciales touchant tous les biens rares (logement, emploi, formation, etc.). Le discours consensuel du « vivre ensemble » masque ainsi la réalité des inégalités croissantes qui détruisent la vie des classes populaires en général et celle de leur composante issue de l’immigration postcoloniale en particulier », in « Vivre-ensemble » ou « vivre -ensemble égalitaire » ?

2- « En réalité les habitants des quartiers populaires vivent d’ores et déjà ensemble en dépit de leurs conditions matérielles d’existence. C’est même dans ces quartiers que l’on trouve les initiatives de solidarité les plus développées, les liens sociaux de proximité les plus vivants, les collectifs de citoyens les plus dynamiques », ibid.

3- « Nous ne rappellerons jamais assez qu’une partie des esclaves vivaient « avec » leurs maîtres, mais dans une structure pyramidale inégalitaire, oppressive et criminelle. La notion consensuelle et compassionnelle du « vivre ensemble » masque ainsi la question sociale et celle des inégalités. De plus, elle vise à faire en sorte que les dominés intériorisent la responsabilité de leur situation et s’adaptent à celle-ci plutôt que de contester les mécanismes qui les assignent à une position subalterne », ibid.

4- « Dans la production sociale de leur existence, les humains nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports forment la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors, et qui n’en sont que l’expression juridique. Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. Alors commence une ère de révolution sociale. Le changement dans les fondations économiques s’accompagne d’un bouleversement plus ou moins rapide dans tout cet énorme édifice. Quand on considère ces bouleversements il faut toujours distinguer deux ordres de choses. Il y a le bouleversement matériel des conditions de production économique. On doit le constater dans l’esprit de rigueur des sciences naturelles. Mais il y a aussi les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le poussent jusqu’au bout. On ne juge pas un individu sur l’idée qu’il a de lui-même. On ne juge pas une époque de révolution d’après la conscience qu’elle a d’elle-même. Cette conscience s’expliquera plutôt par les contrariétés de la vie matérielle, par le conflit qui oppose les forces productives sociales et les rapports de production. » Karl Marx, Avant-Propos à la « Contribution à la critique de l’économie politique », 1859. Dans un autre registre, Marx écrira dans le « Manifeste du Parti communiste » que « Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante ».

5-Au sens idéologique commun à la gauche et l’extrême gauche, au-delà des spécificités des différents courants de cette famille politique (marxisme, léninisme, trotskysme, communisme, etc).

6- Saïd Bouamama évoque pourtant le cas de l’intériorisation des souffrances sociales en prenant l’exemple personnel de Malcolm X qui s’était vu signifier, enfant, qu’il ne pourrait jamais être avocat par l’un de ses professeurs qui partait, selon Saïd Bouamama, d’une bonne intention qui était celle de le protéger des milieux racistes et ségrégationnistes de l’Amérique des années 50, en déplorant néanmoins cette attitude qui « l’a empêché de se confronter » à cette situation précise. « On ne peut pas éviter l’expérience, y compris l’expérience douloureuse. On ne peut pas choisir à la place des autres. » Cette intériorité personnelle semble pourtant être évacuée par le sociologue lorsqu’elle est mise en opposition ou pensée dans son rapport à la société.

7-Nous ne nions évidemment pas les déterminismes sociaux qui sont une réalité manifeste qui s’expriment avec plus ou moins d’intensité, de fréquence et de durabilité selon les personnes. Mais quelque soit la force de ces déterminismes, ils ne peuvent jamais définitivement ensevelir la conscience et l’esprit de l’Homme.

8-Bien qu’il faille faire la distinction entre le déisme ou théisme et le monothéisme révélé, le développement historique des relations entre science et religion en Occident ont eu des conséquences immanquables sur l’aura du théisme philosophique dans cette partie du monde.

9-En dépit du fait qu’il faille distinguer le matérialisme historique du matérialisme philosophique, il faut nécessairement reconnaître que l’un se nourrit directement de l’autre et qu’il en constitue la matrice indépassable.

10-Voir ce passage emblématique de cette approche, extrait de l’ouvrage de Trotsky « Leur morale et la nôtre » qui nie l’existence d’une morale commune et qui justifie les moyens par la fin dès lors que la fin est elle-même justifiable : « L’homme qui ne veut ni retourner à Moïse, au Christ ou à Mahomet, ni se contenter d’un arlequin éclectique doit reconnaître que la morale est le produit du développement social ; qu’elle n’a rien d’invariable ; qu’elle sert les intérêts de la société ; que ces intérêts sont contradictoires ; que la morale a, plus que toute autre forme d’idéologie, un caractère de classe. »

11-On comparera entre elles les spécificités des logiques d’affiliations nationales (fondées sur la légitimité de la naissance, du droit exclusif qu’il fonde et du sentiment amoureux qu’il peut susciter dans sa forme patriotique) sociales (fondées, dans une perspective marxiste, sur la logique historique issue de la dialectique inhérente à la lutte des classes, et plus largement sur une légitimité elle-même fondée sur un rapport rationalisé au monde qui est l’héritage de l’histoire qui demeure, en dernière instance, ce qui détermine les fins sociales des Hommes) et oummatiques (fondée sur le choix religieux, principiel, spirituel, intellectuel et moral, personnel et intentionnel, de la participation active, subjective et collective, au service de Dieu (Allah) et du libre établissement de son Royaume par la médiation du corps spirituel et temporel de la oumma, horizon et espace, toujours préexistant, et non réductible à sa matérialisation).

12-Une pratique éthique ou morale favorisera la dimension subjective de l’intention qui la fait naître sur l’espace social ou collectif qui la voit s’accomplir. Une pratique politique favorisera la dimension collective et publique qui la détermine sur les intérêts ou les considérations personnelles de ses acteurs. Une pratique religieuse associera les deux, dans la dimension personnelle et verticale de la foi en Dieu et dans celle, collective, de l’appartenance à la oumma, tout à la fois espace, horizon, corps temporel et spirituel qui préside au triple accomplissement de la foi, de la voie et de la loi, les piliers du rite islamique étant par nature collectif (prière quotidienne et/ou de la jumu’a, jeûne du Ramadan, pèlerinage, etc).

13-Ce triptyque (social, racial, colonial) est généralement considéré comme étant la marque de fabrique du « blanc européen ». Bien que ses militants admettent l’existence de racismes sociaux ou raciaux de la part de certaines franges de dominés (Arabes) vis-à-vis d’autres dominés (Noirs) ou de mépris (des Antillais envers les Noirs et de ces derniers envers les Roms), ils évitent d’aller jusqu’au bout de la logique de leur analyse en circonscrivant généralement les effets et les causes de ce racisme à des phénomènes historiques (colonial ou esclavagiste), dont les Blancs, de leur point de vue, portent la plus grande responsabilité. Un bon exemple de la déresponsabilisation structurelle du déterminisme exclusif.

14-La condamnation marxiste de l’égoïsme bourgeois, de la froideur de ses calculs, de son avarice et toutes les descriptions dépeignant le capitaliste comme ce monstre social responsable de la misère du prolétaire, ou par analogie, le racisme blanc exercé contre les damnés de la race, ne sont que les reformulations idéologiques de catégories morales assignant aux uns et aux autres le monopole du bien et du mal, de la vérité ou du mensonge, de la justice ou de l’injustice. On remarquera la contradiction à postuler une logique de classe (déterminisme social) à l’origine d’une pratique de domination et de condamner, au détour d’une phraséologie moralisante, la même domination. Si la domination est le produit d’une logique sociale par essence impersonnelle, ses auteurs en sont déresponsabilisés moralement au même titre que les dominés le sont parfois dans les manifestations de leur violence, justifiée ou non. Le déterminisme intégral mène au fatalisme. La même contradiction était perceptible dans la prétention scientifique du marxisme indiquant quasi mathématiquement la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie tout en prônant la nécessité active de devoir la provoquer par un militantisme révolutionnaire.

15- Tout comme une analyse des conséquences, sur le plan éthique mais aussi de la possible contre-productivité stratégique, du recours systématique à la catégorie de racialisation et à la diffusion massive des essentialismes raciaux (Blancs, Noirs), cette autre forme de réductionnisme en réponse au racisme dominant, serait nécessaire.

16- Sadri Khiari, théoricien des Indigènes de la République, écrira dans son ouvrage « La contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy », (2009 édition la fabrique) ceci, à propos de l’islamophobie : « L’islamophobie ne combat pas le musulman en tant que musulman mais le musulman en tant que rebelle potentiel à l’ordre blanc, et c’est pourquoi tout musulman est un intégriste ou un terroriste en puissance. Elle ne se développe pas principalement dans le champ de l’intolérance religieuse mais dans celui de la lutte raciale. Elle ne constitue donc qu’un volet de cette contre-offensive coloniale qui est menée contre l’ensemble des indigènes et, plus particulièrement, contre l’espace privilégié de leurs résistances, les cités populaires où se nouent les différentes facettes de la politique sécuritaire ». Houria Bouteldja, figure de proue du mouvement, distinguera pour sa part « musulmans sociaux et musulmans politiques ». « Les premiers sont les musulmans culturels au sens large (ils ont hérité de la culture islamique parce que nés dans un environnement islamique, ils pratiquent ou pas, ou sont des convertis), les seconds sont ceux qui en plus d’avoir la foi, ont cette conscience de leurs responsabilités dans un monde structurellement injuste ». Cette distinction sonne comme un écho de celle établie par certains militants Frères musulmans dans les premières années de la confrérie, entre muslimun (musulmans) et islamiyyun (islamistes), les seconds se distinguant des premiers par leur engagement politique en faveur d’une politique inspirée par la justice islamique. Néanmoins, pour Houria Bouteldja, les islamistes tout comme les féministes islamiques, les tiers-mondistes et les gauchistes anti-impérialistes font partie des résistants intégrationnistes qui reprennent des catégories inspirées de la modernité qu’ils prétendent combattre, quand il faudrait la dépasser. Si l’analyse de Houria Bouteldja, qui a le mérite de poser le vrai problème (« Il ne faut de mon point de vue ni moderniser l’Islam, ni islamiser la modernité. Il faut tout simplement changer de paradigme »), est parfaitement juste dans sa conclusion, elle ne l’est pas dans quelques-unes de ses prémisses, la forme et le fond idéologique du discours des Indigènes étant lui-aussi un lointain produit de la Modernité (par les médiations du marxisme, de l’anticapitalisme, de l’engagement politique comme forme de messianisme sécularisé sous le vocable de l’émancipation, du tiers-mondisme, de l’anti-impérialisme, des variations de l’utilisation de la notion de race, etc). Sa prise de distance avec la notion bennabienne de colonisabilité fait d’ailleurs parfaitement le lien avec la déresponsabilisation (individuelle, au sens numérique, ou collective) des lectures politiques sur-déterministes évoquées plus haut. Fondamentalement, nous pouvons dire que le choix du recours structurel à l’idéologie (quelle qu’elle soit) ne permet pas de maintenir un rapport constant, solide et authentique avec les notions de vérité et de justice. Les idéologies se construisent sur des analyses fondamentales, des grilles originelles et des lectures explicatives de nature systémique et d’application systématique qui ne leur permettent pas d’intégrer la complexité du réel et de l’Homme et d’ajuster précisément leur démarche en fonction de cette complexité. Le caractère figé et pesant de son armature exclut l’approche idéologique de toute référence à la justice, par nature impartiale, et à la vérité, essentiellement irréductible aux déterminismes. Si l’islam est ontologiquement une référence universelle, de par son origine divine et par ses finalités, c’est précisément parce qu’il n’est pas une idéologie (même s’il inspire des idéologies) mais un Message, une vision, un appel adressé à l’Homme, au-delà de ses déterminations spatio-temporelles. C’est aussi pour cette même raison, et à ces conditions, que l’islam peut être et a pu être la source d’une espérance véritable pour les humains qui lui a permis d’échapper aux aléas du temps et de s’élever au-dessus de la relativité géographique, culturelle et sociale des sociétés humaines.

17- Sadri Khiari interprétera ainsi le retour des musulmans à une pratique visible de l’islam comme un acte de « consolidation de la puissance politique indigène » dans un autre passage de son livre « La contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy », (2009 édition la fabrique). « Sans concevoir clairement une politique anti-intégrationniste, les musulmans adoptent une démarche anti-intégrationniste en creusant la différence culturelle, en s’affirmant comme corps collectif et, pourquoi pas, comme « communautaristes ». Même s’il ne se dit pas en termes de contestation politique, si on ne voit pas d’immenses manifestations et des grèves de musulmans, s’il n’y a pas encore de candidats musulmans drainant des centaines de milliers de voix aux élections, l’augmentation du nombre de mosquées, de barbes et de voiles constitue un phénomène politique majeur, une défaite flagrante de la stratégie de « beurisation » des jeunes issus de l’immigration. Cet islam procède du mouvement de consolidation de la puissance politique indigène. Éminemment contradictoire ? Oui, mais c’est le propre de toute résistance indigène (et de toute lutte des dominés). Sa signification historique n’est jamais donnée en amont, elle appartient au futur ; elle sera le fruit de l’évolution des rapports de forces. » Si le discours des Indigènes a le mérite de pointer du doigt les contradictions du catéchisme républicain, les catégories raciales qu’ils utilisent, fussent-elles pour le combattre et le dénoncer, ne font que renforcer l’emprise idéologique du racialisme sur la société. C’est un cercle vicieux et un effet boomerang permanent. La dénomination systématique des Français « de souche » par leur « blanchitude » génère une inversion racialiste qui n’est pas moins violente que celle que subissent les musulmans ou les « Indigènes » et, qui plus est, renforce par son usage radical, la position du suprématisme racial au lieu de le déraciner. Au demeurant, ces notions ne font pas partie des catégories de l’islam qui prône un égalitarisme de la foi qui transcende les origines sociales et ethniques des Hommes et qui condamne radicalement le racisme, au-delà des trahisons de ces principes par les musulmans eux-mêmes, comme la négrophobie ou le retour récent de l’esclavage en Libye l’ont malheureusement souligné. Sur ce point, citons l’exemple de l’évolution de Malcolm X, illustrative à bien des égards.

A lire sur le même thème :

« Les damnés de la terre », Frantz Fanon

– « La république impériale. politique et racisme d´état », Olivier Le Cour Grandmaison

« Le livre noir du colonialisme XVIe-XXe siecle de l´extermination à la repentance »

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