Penser la religion pour ce qu’elle est réellement est un exercice difficile. Les observateurs extérieurs comprennent mal son essence et sa fonction, et les acteurs internes ne voient pas l’utilité de ce questionnement quand ils ne se l’interdisent pas tout bonnement. Qu’est-ce que la religion ? La religiosité ? Les approches libérales et conservatrices sont-elles antagonistes ou complémentaires ? Quelques éléments de réponse à ces questions dans un texte signé Fouad Bahri, sur Mizane.info.
La plupart des approches d’étude et de réflexion du religieux comportent deux écueils. Pour ce qui est des approches académiques, elles privilégient des disciplines sociologiques ou historiques qui apportent, certes, des informations précieuses sur les formes contemporaines ou passées de la religion, mais qui ne nous aident pas toujours à comprendre ce qu’est la religion, c’est-à-dire à cerner son essence et ce qui la définit proprement.
Ce type de questionnement appartient traditionnellement à la philosophie, mais la philosophie de la religion s’est très vite embourbée dans des considérations qui l’ont durablement éloigné de pouvoir atteindre un tel objectif.
Un exemple typique de ce cas de figure se retrouve dans l’ouvrage Philosophie de la religion du sociologue et penseur allemand Georg Simmel 1. Malgré tout le talent de l’auteur, le livre procède à une série de réductions de l’objet religion à un complexe d’interaction psychique se manifestant sous diverses formes sociales.
Simmel sur-interprète à partir d’un postulat objectivement invérifiable le phénomène religieux selon une forme de psychanalyse sociale dans laquelle l’expérience de la foi (ou religiosité) fait figure de substrat émotionnel déterminé par une expérience du monde et transféré dans des concepts et des formes religieuses.
L’autonomie de ce processus de formalisation des idées de l’être religieux aboutirait, selon lui, à « la religion » en tant que support d’expression et de réalisation possible de la religiosité du sujet.
Ainsi, à titre d’exemple, voici ce qu’il écrit sur le concept religieux de destin. « Le concept de destin a par là même une structure qui le prédispose à accueillir l’humeur religieuse. Celle-ci se cristallise ensuite, à la fois au-delà de lui mais, d’une certaine manière, en le véhiculant, dans l’idée de prédestination. L’important ici c’est que la coloration religieuse n’est pas irradiée par une puissance censée être transcendante à l’expérience vécue mais qu’elle est une qualité particulière du sentiment lui-même, une concentration ou une impulsion, un sentiment de consécration ou de contrition qui, en soi, est religieux : de cette façon, la religion génère son objet en tant que son objectivation ou son pendant, exactement comme la sensation empirique délivre d’elle son objet, qui pourtant lui fait face 2. »
L’influence majeure de la psychologie et de la psychanalyse allemande sur la philosophie peut expliquer ce détournement de fond sémantique du phénomène religieux. Que ce type d’explication soit néanmoins admis s’explique par le fait qu’il correspond avant toute chose à un paradigme d’immanence intégrale bien ancré dans la conscience européenne travaillée par trois siècles de sécularisation.
Le second écueil nous est fourni par l’observation et l’expérience de la religiosité musulmane traditionnelle et de toutes les formes dérivées qu’elle a pu engendré.
La religiosité musulmane telle qu’elle se dégage de la praxis discursive et normative des tendances religieuses majoritairement visibles dans les espaces de sociabilité musulmane (mosquées, familles, associations, espaces virtuels), ne permet pas davantage de penser la religion pour ce qu’elle est réellement, ni dans sa réalité propre, ni dans la manière dont la religion se pose et se pense à la fois dans ses sources extérieures et dans son incarnation singulière.
Les sources extérieures de la religion désignent ses textes, ses principes et les institutions sociales qui en découlent. Son incarnation renvoie à l’expérience intérieure du sujet dans laquelle peuvent être intégrées sa compréhension et son interprétation personnelle des principes religieux et, point essentiel, sa spiritualité qui est l’expérience (ou rencontre) de la présence divine sans laquelle on ne conçoit point de religiosité.
Penser véritablement la religiosité et la religion impliquent donc des dispositions et des compétences que ne réunissent pleinement ni la plupart des chercheurs, ni la plupart des fidèles.
Pour les historiens ou sociologues, du fait des limites de leur méthodologie exclusivement rationnelle couplée souvent à une ignorance de l’expérience spirituelle qui en accentue la portée et les enferment dans une vision agnostique.
Pour les fidèles, en raison des entraves doctrinales perceptibles dans les approches traditionnalistes ou ésotériques, approches dans lesquelles la pensée spéculative est perçue comme illusoire ou hérétique, une sortie de route dangereuse pouvant mener le fidèle à une mort spirituelle.
L’impasse d’une approche exclusivement rationaliste de la religion et de la question de Dieu 3 s’explique également parce qu’elle implique fatalement un dualisme.
Concevoir Dieu comme objet, c’est le réduire à un formalisme qu’Il transcende nécessairement. Dieu n’est pas un objet, ni un phénomène caractérisable par une grandeur, une quantité, une position, une temporalité, etc. Une approche strictement rationaliste ne permet pas d’enfermer Dieu dans des concepts ou des catégories ou de connaître Dieu et a fortiori de le penser.
Les modes d’expression de la rationalité étant soit abstraits lorsqu’ils sont a priori, soit synthétiques lorsqu’ils sont a posteriori.
« Un Dieu prouvé n’est pas Dieu, écrivait le philosophe allemand Karl Jaspers; il ne serait qu’une chose dans le monde (…) de telles preuves ne prouvent pas l’existence de Dieu, mais encore elles nous poussent à faire de lui une réalité du monde, qui serait pour ainsi dire fixées à des limites au-delà desquelles commencerait un deuxième monde. Elles ne font alors qu’obscurcir l’idée de Dieu 4. »
L’impossibilité de réduire Dieu à un concept qui contiendrait toutes les attributions essentielles de la divinité a été parfois signalé comme la caractérisation essentielle du Divin. La théologie négative ou apophatique 5 en fournit un exemple sauf que cette théologie est une théologie mystique ou initiatique, et non pas une théologie strictement rationnelle, type de théologie qui existe et a sa validité, que l’on appelle aussi la théologie naturelle.
Une theologia optima réunirait une forme d’empirisme spirituel (gustation et vision de Dieu sont des expressions courantes dans le tassawuf), à la connaissance des données théologiques que fournissent les sources révélées et à la réflexion sur leurs différentes signification et implications ontologiques et philosophiques.
Néanmoins, et il faut le répéter, une connaissance rationnelle et spéculative de Dieu est possible dès lors qu’elle ne se conçoit pas comme exclusive et qu’elle s’applique ou se réfère à une connaissance, au risque de tomber dans la ratiocination, le sophisme ou la conjecture, à savoir l’affirmation de postulats invérifiables. N’oublions pas que la théologie et la philosophie ont toujours été associées durant l’antiquité et l’époque médiévale 6, jusqu’à la modernité.
Une connaissance solide des deux perspectives (intellectuelle et spirituelle) ouvre en revanche une voie plus large vers une pensée sérieuse de la religiosité et de la religion.
A l’évidence, la religion ne parle pas d’elle-même pour paraphraser une sentence célèbre attribuée à Ali, selon laquelle « le Coran ne parle pas de lui-même, ce sont les Hommes qui le font parler. » Or, rien n’est plus difficile pour un sujet religieux que de définir la religion qui correspond nécessairement ou le plus souvent à sa propre religiosité. Les deux termes doivent pourtant être distingués.
La religion désigne un ensemble de croyances, de pratiques rituelles et de règles morales souvent dérivées et organisées autour d’un texte ou d’un livre sacré et de sa figure prophétique tutélaire, reconnus comme tels par un groupe humain, une communauté ou par des individus.
En fonction de la latitude de ses dogmes et de ses développements historiques, une religion peut maintenir son intégrité formelle, se subdiviser en plusieurs courants doctrinaux opposés ou, en cas de rupture schismatique radicale, muter d’une forme religieuse vers une autre. Le devenir historique du christianisme, à ses commencements messianisme juif, en fournit une bonne illustration.
La religiosité est la manière personnelle dont le fidèle vit sa religion. Il peut y avoir autant de religiosités que de fidèles. La religiosité peut évoluer en fonction de l’histoire du sujet, de sa personnalité, de ses connaissances, de ses orientations personnelles.
Un docteur en philosophie, un ermite et un ouvrier du bâtiment ne cultivent pas exactement la même religiosité. Leur hiérarchie axiologique, celle qu’ils choisissent de mettre en pratique dans leur vie, peut différer tout comme leur stratégie sotériologique, leurs attentes, leurs possibilités et leurs inclinations, sans même parler de la qualité de leur vie spirituelle.
La religion, par son contenu et ses formes, modèle l’expression de la religiosité du sujet tout comme la dynamique interne de la religiosité peut impacter la forme de l’expression religieuse dans une société. La tradition attribuée au Prophète « Parlez aux gens selon leur compréhension » intègre ce caractère relatif du discours religieux qui doit tenir compte de la réception et de la compréhension du message.
L’expérience de la religiosité personnelle étant étroitement corrélée aux dispositions et attributions du sujet tout comme à son évolution, son rapport à la religion ne peut qu’en être influencé. Mais sans cadre et forme religieuse, il n’y a pas d’espace d’expression possible pour la religiosité du fidèle.
La religiosité ne peut pour autant aller jusqu’à remettre en cause les fondements théologiques ou éthiques du cadre religieux dans lequel elle évolue au risque de l’abîmer ou de s’y briser elle-même.
La question prend un tour plus complexe si l’on distingue les possibilités formelles que recèle une religion en terme de développement théologique et axiologique, et la structure de la mémoire collective, historique et psychique, portée par la communauté fondatrice qui en fournit le cadre concret.
Ceci étant dit, il importe de comprendre que la religion est relationalité dans la mesure où sa vocation fondamentale est de relier l’Homme à Dieu et, sur un second plan, les humains les uns aux autres sur la base de ce principe.
Cette caractéristique implique de saisir la globalité des fonctions religieuses nécessaires à l’accomplissement de cette relationalité. Parmi elles, essayons de comprendre à quoi nous renvoient les tendances conservatrices et libérales inhérentes à toute démarche religieuse.
La vie religieuse se conçoit effectivement comme la résultante d’un acte libre du sujet, un choix ou une adhésion volontairement consenties, la vocation religieuse se définissant comme la réponse libre et singulière d’un sujet à un appel divin.
Toute coercition imposée à ce sujet serait par définition antireligieuse. « Nulle contrainte en religion », « A vous votre religion (vos croyances) et à moi la mienne », dit le Coran. La contrainte est éthiquement condamnable car elle s’assimile à de la tyrannie religieuse, attitude coraniquement référée à l’hubris de Pharaon, et socialement dangereuse dans la mesure où elle fabrique de l’hypocrisie de masse.
L’hypocrisie, rappelons-le, possède dans la théologie dogmatique de l’islam un statut pire que la négation volontaire du pacte divin. L’hypocrisie, quoique définie comme l’attitude consistant à tromper les fidèles en se faisant passer pour un croyant alors que l’on ne croit pas, ne peut que regrouper fatalement les individus contraints par la société ou leur environnement à arborer une religiosité factice, pour éviter les sanctions et les contraintes sociales d’un désaveu public. Elle est même pire, précisément sous ce rapport-là, car elle n’est pas librement choisie. La foi est toujours libre.
La liberté, comme condition de possibilité d’une vie religieuse, ne doit pas être pour autant confondue avec le libéralisme musulman, terme désignant l’ensemble des opinions défendues par ceux que l’on nomme parfois les libéraux musulmans, et dont l’approche consiste généralement à revendiquer l’application partielle ou complète des schèmes de la modernité occidentale à l’univers de pensée islamique. La première désigne une condition et un moyen directement lié à l’exigence divine de responsabilité attendue des Hommes. La seconde est une forme particulière, individuelle ou idéologique, exprimant cette condition.
Si la liberté conditionne l’accès à la vie religieuse pour un individu et à l’échelle sociale pour une communauté religieuse, la tendance conservatrice remplit une autre fonction.
Le conservatisme comme son nom l’indique a pour fonction de préserver l’individu et la communauté des fidèles de toute atteinte à leur intégrité confessionnelle, théologique, dogmatique, éthique ou religieuse. Cette tendance répond à un besoin réel, comme l’immunité pour un corps vivant.
La déviance, l’oubli de soi, la perte de repères, la corruption morale ou spirituelle sont des maux que le conservatisme entend bien prévenir. Comment ? En veillant au respect et à l’applications de règles, de pratiques rituelles et morales, et plus généralement à toute mesure dictée par une politique veillant à conserver scrupuleusement les principes vitaux les plus essentiels de son entité, qu’elle soit individuelle pour le sujet ou collective pour la communauté.
Si la foi est le moteur de la religiosité, la liberté est son accélérateur et le conservatisme un puissant frein à sa détérioration. Sans moteur et sans accélérateur, il n’est pas de mouvement possible et sans frein, pas de sécurité possible. Les tendances religieuses sont donc en réalité complémentaires les unes des autres au risque de l’inertie ou d’une précipitation mortelle droit dans le mur.
Les libéraux, tentés par le démon de la vitesse et par les raccourcis, pensent parfois pouvoir se passer de freins ou à tout le moins estiment qu’un frein à main sera suffisant pour garantir leur sécurité.
Les ultraconservateurs, plus encore que les conservateurs, ont choisi eux de « sagement » garer leur véhicule et de se déplacer à pied, n’allant jamais très loin de là où ils se trouvent, quand ils se déplacent. Le danger de l’ultra-conservatisme est de paralyser le corps individuel et collectif en lui interdisant toute initiative, toute innovation utile, toute création et développement, ce qui le condamne aussi à une mort certaine, quoi que plus lente.
En réalité, la plupart des sujets sont à la fois conservateurs sur certaines questions et libéraux sur d’autres. Ce faisant, chacun est toujours le libéral ou le conservateur d’un autre.
L’enjeu d’une compréhension globale de la religion et de la religiosité se situe là, dans notre capacité collective à comprendre les ressorts de ces différentes fonctions et leur bon usage, en veillant à ne jamais perdre de vue leur finalité commune, la relationalité.
La médianité 7 de l’islam (al wassatiyya) consiste alors à veiller à garantir un moyen terme, un espace mental et social intermédiaire dans lequel les différentes fonctions religieuses incarnées par les différents acteurs puissent se rencontrer et s’articuler le plus harmonieusement possible.
In fine, la possibilité individuelle et collective du sujet religieux de pouvoir vivre sa religiosité librement et d’en conserver les acquis socialement revêt une importance capitale pour la vitalité religieuse.
L’écoute mutuelle, la réflexion, la pensée, la patience, la discussion et le dialogue, l’ascèse spirituelle personnelle et les interactions humaines forment quelques-uns des éléments susceptibles de garantir la réalisation en acte de cette médianité.
Fouad Bahri
Notes :
1-Simmel tente de défendre l’idée d’un espace d’analyse autonome du religieux, un espace rationnel fondé exclusivement sur la logique et l’intelligibilité des rapports et des notions étudiées. L’aporie de son approche ne concerne pas le fait que cet espace existe puisque les notions religieuses sont intelligibles, elle réside plutôt dans le fait que le caractère véritable ou non de ces croyances et concepts religieux est considéré comme une question secondaire, non essentielle, ce qui est incompatible avec une enquête authentiquement philosophique portée à déterminer la véracité ou la fausseté d’une chose, ou si l’on préfère à la définir pour ce qu’elle est réellement. Pour Simmel, cette distinction est sans aucun doute l’indice d’une tolérance et d’un esprit de non confrontation systématique entre approche rationnelle et spirituelle. En isolant ou en distinguant de manière prononcée la religiosité du fidèle du concept de religion, il entend bien préserver les deux espaces. Ces observations sont particulièrement vraies pour son essai d’analyse de la personnalité de Dieu qui demeurent très intéressantes, malgré ces limites. Ses travaux sur la religion contenues dans l’essai « De la religion » sont par contre plus explicites proposant par leur déterminisme psycho-social une grille de lecture psychique du religieux nettement orientée. L’erreur fondamentale de cette réduction du spirituel au psychique a été suffisamment traitée par Guénon dans ses écrits auxquels nous renvoyons pour ne pas avoir à nous y attarder.
2- « La religion », essai in Philosophie de la religion, p 78, édition Petite biblio Payot classiques.
3-Les deux questions peuvent être distinguées mais non séparées. La conception qu’une religion se fait de Dieu rejaillit dans ses rites, ses principes et ses règles cérémonielles.
4- Introduction à la philosophie, p 42/45, Karl Japsers, édition 10-18.
5-La théologie apophatique ou négative désigne la démarche consistant à définir négativement ce qu’est Dieu, en affirmant ce qu’Il n’est pas (Il n’est pas limité, faillible, etc…).
6-Les œuvres de Platon, Aristote, Avicenne, Saint-Thomas d’Aquin et tant d’autres en témoignent.
7-Selon une traduction empruntée à Mustapha Chérif. Voir « Le Prophète et notre temps » (Albouraq).