« L’art du scribe » de Ludwig Deutsch.
Théologien, philosophe, Fakhr al-Dîn al-Râzî est l’un des esprits les plus brillants du XIIe siècle. Dans la préface de l’ouvrage Lawâmi‘ al-bayyinât fî al-asmâ’ wa al-çifât (« Le Livre des Preuves Éclatantes sur les Noms et les Qualités », éd. Albouraq) publiée par Mizane.info, le directeur d’études à l’École pratique des hautes études Pierre Lory nous retrace l’importance et la richesse des travaux théologiques menées en son temps par Razi.
Depuis une cinquantaine d’année, la pensée musulmane est sortie de l’oubli et de la méconnaissance dans laquelle, par longue habitude, la culture occidentale l’avait reléguée 1. Les travaux des orientalistes, comme des savants orientaux eux-mêmes, commencèrent à être plus largement diffusés, et l’on mit en valeur, en un premier temps, les domaines où la culture musulmane avait pu avoir un impact sur l’Europe latine au Moyen Âge, comme la philosophie ou les sciences, ou bien là où le comparatisme entre les deux cultures pouvait jouer (théologie scolastique, mystique, architecture, etc.) ; c’était une manière de relier ces données à l’histoire connue de la pensée philosophique et théologique en Occident. Puis l’originalité, les caractères spécifiques des productions des auteurs musulmans ont été plus recherchés, et l’on a tenté de présenter l’éclosion de systèmes de pensée en Islam tels qu’ils se pensaient eux-mêmes ; ainsi le droit musulman, ou la dogmatique hanbalite, sans véritable contrepartie dans la culture chrétienne médiévale, furent-ils à leur tour l’objet de publications suivies. Mieux connue, la pensée musulmane devenait ainsi accessible dans ce qui lui était le plus propre. La présente traduction des Lawâmi‘ al-bayyinât de Fakhr al-Dîn al-Râzî, Traité sur les Noms Divins, correspond d’une certaine manière à un troisième stade de l’accès à la connaissance des doctrines religieuses de l’Islam : celui de la découverte de dimensions proprement universelles de ses démarches théologiques.
Non que Râzî expose un système de pensée de type syncrétiste : nous avons affaire avec lui à un théologien sunnite classique, tout à fait orthodoxe 2. Sa pensée reste dans le droit fil de la foi majoritaire au sein de la communauté musulmane. Le thème abordé dans ce traité relève en outre d’une problématique strictement musulmane : la question de l’interprétation des Noms Divins dérive en effet directement des questionnements de l’exégèse coranique et de la grammaire arabe. Comme l’écrivait Daniel Gimaret dans la somme qu’il a consacrée récemment à la question : « Pour le non-musulman, une telle [étude] a, je crois, un intérêt supplémentaire, celui de représenter, peut-être, la meilleure voie d’approche pour une intelligence en profondeur de la religion islamique. L’Islam est fondamentalement théocentrique ; son credo est l’affirmation du Dieu unique, révélé à Muhammad. La question essentielle, dès lors, est de savoir qui est ce Dieu de Muhammad ; et cela, ce sont Ses « noms » qui peuvent le mieux nous le dire, les qualificatifs que les musulmans Lui appliquent, et la façon dont ils les comprennent »3.
Cependant, la démarche adoptée par l’auteur nous introduit dans un espace de pensée avec lequel des lecteurs de tous les horizons pourront se sentir en familiarité, et où la réflexion pourra se développer dans maintes directions. Le ton adopté par Râzî y est pour quelque chose. Infatigable dialecticien, Râzî n’abandonne aucun thème de réflexion sans avoir épuisé toutes les questions qui pourraient se poser à leur endroit. Le lecteur y reste donc sur le terrain commun de l’argumentation logique, même si le recours à l’argument d’autorité – citation commentée du Coran ou du hadîth – y est fréquent 4. Exigeant dans ces démonstrations, Râzî fut un esprit avide de science et non bridé par les préjugés 5.
Mais si nous entendons souligner l’aspect universel du propos de ce livre, c’est en fait dans une autre perspective. La question des Noms Divins, nous le disions, est a priori un thème spécifique à la pensée musulmane. Sous la plume de Râzî, toutefois, la problématique s’élargit. Laissant au lecteur le plaisir de découvrir toute la richesse de la dialectique doctrinale soulevée, nous nous bornerons à signaler quelques exemples parmi d’autres qui intéressent directement la réflexion vivante dans toute aire religieuse quelle qu’elle soit :
– La question philosophique et théologique de la portée du langage est un premier cas. Les humains utilisent des mots pour désigner leurs objets de perceptions, élaborer et échanger leurs estimations. Mais quel est le rapport réel entre le terme prononcé ou écrit et l’objet concret ou intellectuel auquel il se rapporte ? Le problème, déjà ardu en lui même, se complique dès lors qu’il se rapporte aux domaines métaphysiques (philosophie première, théologie dogmatique, mystique). Quelle réalité atteignent les mots des discours dans ce domaine ? Peuvent-ils devenir des instruments de pensée, de connaissance, dans le cadre d’une foi en un Dieu transcendant et inaccessible ?
Certes, la pensée musulmane courante répond promptement : les croyants peuvent utiliser, pour désigner Dieu et décrire ses modes de manifestations, les mots mêmes que Dieu a transmis dans Sa Révélation. C’est ce qui justifie notamment l’utilisation, liturgique comme théologique, des quatre-vingt-dix-neuf Noms Divins dont il est question dans le présent texte. Dieu S’est rendu accessible par Sa Parole, il est par conséquent loisible et même obligatoire de s’adresser à Lui en utilisant ces paroles sacrées.
Mais le problème est finalement repoussé un peu plus loin sans être résolu sur le fond : ce qui vaut pour le langage coranique au sens strict vaut-il pour les autres termes de la langue arabe, et a fortiori pour ceux des langues autres que l’arabe ? Dieu, remarquent les théologiens comme les mystiques, a créé le monde par Sa Parole. On peut donc inférer une homologie générale entre la Parole créatrice et le discours coranique. Mais les deux plans sont néanmoins bien éloignés l’un de l’autre. C’est avec toute l’habileté du théologien rompu aux spéculations philosophiques et imprégné également de la ferveur des Soufis que Râzî va tenter de situer l’articulation entre les Noms (divins) et les noms du langage humain. Son approche en ce domaine intéresse tout un pan de la pensée humaine
– Le chapitre IX sur la prière individuelle résume lui aussi, en un petit volume, une question théologique qui au fond intéresse tous les systèmes religieux monothéistes. Le Dieu créateur est aussi omniscient, omnipotent. Dans Sa sagesse, Il sait à l’avance mieux que les hommes où se trouve leur bien et quels sont leurs besoins réels. Il connaît en outre leur destin final de bienheureux ou de réprouvé. Dans une telle perspective religieuse, quelle fonction peut bien rester à la prière individuelle, et notamment à la prière de demande ? La question vise bien sûr ici non pas la prière rituelle quotidienne (salât), culte de pure adoration et d’action de grâce, mais bien l’oraison individuelle dite du‘â’. Or cette dernière a toujours été très populaire en Islam sunnite.
Fakhr al-Dîn al-Râzî justifie son institution par des références textuelles au Coran et aux hadîths. Mais il pointe aussi un aspect vécu essentiel dans la vie humaine, celle du désir. L’homme ne peut rien obtenir de précieux qu’il n’ait fortement désiré, et il ne peut rien désirer réellement qu’il n’ait clairement formulé. La prière individuelle n’est donc plus présentée ici comme une action destinée à infléchir éventuellement le bon vouloir de Dieu, mais bien à éveiller l’âme humaine à des aspirations essentielles qui, à leur tour, la rendront apte à devenir le réceptacle d’une Présence transcendante ; laquelle lui garantira l’immortalité, si tel était le destin tracé par la Providence.
– Dans d’autres passages également Râzî consacre tout son talent à guider la pensée du lecteur depuis des considérations purement doctrinales vers les zones plus délicates de la spiritualité. Ainsi les chapitres VI et VII, traitant de la remémoration des Noms Divins (dhikr). Par une subtile exégèse des données scripturaires, il indique la voie tracée par cette remémoration. Celle-ci n’est pas la simple répétition psittaciste de formules de piété censées porter des bénédictions de par leur simple prononciation. Le croyant récitant qui se réapproprie la Parole divine en énonçant les Noms Divins se tient devant le Tout Autre, il s’institue comme sujet parlant à la fois distinct de Dieu – puisque c’est lui qui profère les paroles en tant qu’homme – et uni à Lui, puisqu’il reproduit le verbe révélé. Ainsi, il se constitue en tant que personne autonome, mais liée à Dieu par un lien de servitude (‘ubûdiyya). Ce faisant, le croyant unifie aussi ses propres facultés humaines, il les rassemble et les harmonise. Le Verbe divin qu’il prononce n’est pas sans effet sur le récitant, dont la personne se transforme progressivement à la suite de cette manducation prolongée de la Parole et qui d’une certaine manière s’unira – intentionnellement du moins – à Dieu.
La lecture des notices concernant chaque Nom Divin, dans la seconde partie de l’ouvrage, viendra illustrer les propos présentés ainsi dans la partie introductive. Ceci dit, Râzî se borne, dans le présent traité, à faire œuvre de théologien écrivant pour un public assez vaste. Certes, nous l’avons signalé, lui-même manifestait d’indéniables tendances mystiques ; il cite souvent des grands maîtres du soufisme, ou des remarques de son propre chef allant en ce sens. Mais son ouvrage ne s’engage pas en profondeur dans les voies de la mystique. C’est l’un des mérites de l’introduction de M. Gloton de rappeler la portée de la spéculation et de la méditation sur les Noms Divins dans la littérature soufie, et chez Ibn ‘Arabî tout particulièrement. Dans la perspective akbarienne, la manifestation des Noms Divins devient la clé de voûte d’un ample système doctrinal et mystique se situant bien au-delà des considérations strictement théologiques. Il était important d’en rendre compte, ne serait-ce qu’allusivement.
Enfin, il nous faut rendre hommage ici au travail de Maurice Gloton, qui déborde largement celui de la simple traduction, patiente, persévérante, d’un texte assez technique portant sur des notions, des noms déjà tellement polysémiques en arabe que des traités entiers ont dû leur être consacrés dès le Moyen Âge. L’utilité de son introduction mettant en perspective les thèmes traités par Râzî, comme celle de ses commentaires introductifs partiels, enrichissent de beaucoup l’accès à un texte dont les enjeux réels pourraient parfois échapper au lecteur français non spécialisé ; cet ouvrage constitue en ce sens un apport net à la constitution d’un corpus islamologique de langue française.
Pierre Lory
Notes :
1. Nous ne visons bien sûr pas ici la recherche spécialisée dans le domaine de l’islamologie, qui avait pris son essor dès le début du XIX° siècle, mais les ouvrages, expositions, diffusions musicales, etc. relevant du domaine commun accessible au grand public cultivé.
2. Nous employons ce terme par commodité, malgré son caractère impropre. En toute rigueur, aucune instance n’a autorité pour affirmer que les Musulmans qui professent par exemple le chiisme ou une doctrine rationalisante de type mu‘tazilite se situent en marge de la foi droite. Il serait en fait plus adéquat de désigner l’Islam sunnite comme simplement « majoritaire ».
3. Les noms divins en Islam, Paris, Cerf, Patrimoines, 1988, p.9.
4. A noter que la démarche de Râzî reflète celle de maints théologiens de l’époque classique et s’inspire de celle de ses devanciers. Pour ce texte précisément, D. Gimaret (op. cit. pp.28-30) signale combien il doit au Maqsad al-asmâ de Ghazâlî (m.1111).
5. Notons par exemple son intérêt réel et réfléchi pour les sciences dites occultes (astrologie, formes diverses de magie) qui révèlent une curiosité et une indépendance d’esprit assez rare.