Interpellées dans une tribune publiée récemment sur Mizane.info par François Rousseau, Eva Janadin et Anne-Sophie Monsinay, promotrices et actrices de « Voix d’un islam éclairé » ont répondu aux critiques formulées contre certaines de leurs positions dans un droit de réponse que Mizane.info publie.
La tribune publiée récemment par François Rousseau sur le projet des Voix d’un islam éclairé[i] se veut une « critique constructive » qui permet de débattre. Nous lui savons gré de s’appuyer sur des citations et une lecture attentive de nos productions textuelles.
Dans le présent texte, nous souhaitons corriger quelques erreurs d’interprétation et apporter des précisions sur notre approche théologique et notre herméneutique des textes de l’islam. Notre quête de sens, en effet, loin d’être sans références, se fonde sur des interprétations différentes des textes islamiques pour faire valoir le pluralisme de l’islam et d’autres manières tout aussi louables de vivre cette spiritualité.
On peut aborder cette question sous deux angles : d’un point de vue de l’ontologie de l’être – divin et humain – et à travers une herméneutique coranique.
L’obligation religieuse en question
Sur le plan ontologique, nous ne nions pas le principe d’obligation religieuse uniquement parce que Dieu a créé l’Homme libre, mais parce qu’il s’agit là de préserver la liberté de conscience des individus, un acquis fondamental et salutaire de la modernité qui garantit la dignité de l’être humain.
Si l’on peut bien sûr reprocher au modernisme d’avoir mené nos sociétés vers un individualisme effréné et d’avoir asséché la vie spirituelle de générations entières, on lui doit la protection des droits fondamentaux de l’être humain.
Toute personne peut pratiquer librement sa religion sans avoir à subir de menaces ni de sanctions. A contrario, le concept d’obligation individuelle (fardh ‘ayn) est un élément de la jurisprudence islamique (fiqh) qui consiste à imposer à chaque musulman l’obligation de pratiquer les rites de l’islam sous peine d’être voué aux gémonies et, le cas échéant, d’être considéré comme mécréant.
Enfreindre les règles cultuelles islamiques mène à des peines légales dans de nombreux pays musulmans, allant de l’amende jusqu’à la peine de mort. C’est précisément ce qui arrive tous les ans aux dé-jeûneurs, ce que nous condamnons fermement[ii].
Soutenir les dé-jeûneurs ne revient pas à dire que le jeûne n’a aucun intérêt, qu’il est aliénant et doit être banni. C’est dire qu’un musulman a tout à fait le droit de ne pas jeûner tout en continuant à se considérer comme musulman et qu’un non-musulman n’a pas à subir des injonctions religieuses qu’il n’a pas choisies lui-même pour sa vie spirituelle.
Il est important de dissocier ce qui relève de la dignité humaine que ce concept juridique d’obligation religieuse est susceptible de dévoyer et ce qui relève des règles de la vie spirituelle. Est musulman celui qui se définit ainsi, personne ne peut lui dénier ce qualificatif, le mettre au ban de la société ou le menacer de l’Enfer à tout bout de champ.
Aussi, les conséquences de ce concept d’« obligation juridique » sévissent au-delà des pays musulmans. En France, un musulman peut encore subir la pression psychologique de ses coreligionnaires, de sa famille, voire des menaces, dès lors qu’il fait certains choix dans sa pratique spirituelle.
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Cela va clairement à l’encontre du principe de liberté de conscience protégé par la laïcité.
Ce contrôle communautaire ne peut plus durer et la jurisprudence islamique doit s’adapter au contexte français pour être en accord avec ce principe de liberté de conscience qui ne consiste pas seulement à autoriser quelqu’un de changer de religion, de croire ou de ne pas croire, mais aussi à laisser les individus libres de pratiquer leur religion en accord avec leurs convictions les plus profondes.
Ainsi, l’interprétation que l’on fait de la Loi divine ne peut pas s’opposer aux droits de l’Homme. Deux visions du monde, deux visions de Dieu, deux visions de l’être humain. Là se résume le conflit séculaire entre traditionalisme et modernisme.
Dépasser la théologie médiévale
Le concept d’obligation légale religieuse est une fabrication de l’être humain et non de Dieu. À nous de ne pas en faire une loi sacrée et intouchable mais une règle qui peut évoluer.
Il en va de même pour les concepts de volonté ontologique de Dieu (irada kawniyya) et de volonté législatrice ou religieuse (irada shar‘iyya ou irada diniyya), qui sont eux aussi des concepts fabriqués par l’interprétation humaine à l’issue d’affrontements théologiques qui ont marginalisé, parfois de manière sanglante, la pluralité théologique musulmane qui a perduré pendant des siècles.
Cette opposition entre les deux volontés divines peut être remise en question. Certains théologiens contemporains acceptent par exemple l’égalité ontologique entre les hommes et les femmes, prônée dans le verset 1 de la sourate 4 (al-Nisâ’) du Coran, tout en refusant l’égalité sociale réelle entre les deux sous prétexte que la volonté religieuse et législatrice de Dieu (irada shar‘iyya) devrait l’emporter de tout temps.
Il faudrait plutôt concevoir cette dernière comme une volonté qui s’applique et s’adapte à chaque époque : si, à l’époque du Prophète, l’égalité totale hommes-femmes ne pouvaient pas encore être atteinte, on peut aisément dire qu’aujourd’hui elle peut l’être, en accord avec la volonté ontologique de Dieu.
Aimer Dieu n’est pas possible sous la contrainte ou dans la crainte. La prière est la manifestation extérieure de cet amour pour Dieu. Elle ne peut être qu’un choix librement consenti. Le Coran évoque même un cas dans lequel il est déconseillé de prier : lors d’une mise en danger de l’intégrité physique (Coran 4 : 102).
Il faut donc distinguer les obligations sociales qui régissent les liens horizontaux entre les êtres humains et les obligations spirituelles (‘ibâdât) qui régissent les liens verticaux entre l’individu et Dieu. Ces deux systèmes de normes n’ont absolument rien à voir.
La laïcité implique de bien distinguer les deux éléments ; c’est le droit positif d’un pays, avec ses obligations, qui régit les liens sociaux, et elle précise qu’aucune juridiction ne puisse plus venir régir les liens entre les individus et Dieu. Partant de là, nous ne nions en aucun cas le fait qu’il existe des règles cultuelles.
Tout rituel est régi par des normes, par une scénographie formelle nécessaire pour l’actualisation du symbolisme caché. Nous nions simplement le fait que cette obligation soit légale, c’est-à-dire punissable par un système juridique, le fiqh, et applicable sous l’effet d’un contrôle social inapproprié dans une société laïque.
Ainsi, nous ne remettons pas en cause la conscience normative puisque nous-mêmes suivons les règles du culte, mais nous remettons en cause la pression communautaire et sociale qui trouve ses arguments et sa justification dans l’existence d’un corpus juridique cultuel favorable à une obligation légale homogène et valable pour tous.
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Chacun peut donc se sentir libre de considérer que les pratiques rituelles sont obligatoires mais à condition qu’il estime qu’elles le sont pour lui-même et non pour les autres.
En matière de culte, nous devons passer de l’ère de l’hétéronomie – où les normes rituelles sont imposées par autrui, à savoir un système juridique extérieur comme le fiqh – à l’ère de l’autonomie – ce qui ne revient pas à tomber dans l’anomie (absence de normes) mais à considérer que seul le fidèle peut consentir librement à ses règles de vie spirituelle.
La prière et le jeûne, deux obligations coraniques ?
Sur le plan de l’herméneutique coranique, pour sa part, une précision terminologique s’impose. Le terme arabe « kitâb » (Coran 4 : 103) ne signifie pas « obligation » mais « prescription », c’est-à-dire une recommandation.
Dans ses travaux, qui ont fait l’objet d’une thèse de doctorat, le Dr Al-Ajami explique très bien cette distinction lorsqu’il écrit :
« Toujours selon la même cohérence coranique, précisons qu’une prescription (kitâb) n’est pas une obligation. […] Aussi, par définition, toute prescription (kitâb) n’a pas un caractère obligatoire, il s’agit seulement d’une recommandation mise par écrit. Ce n’est que sous l’influence de l’exégèse juridique propre aux objectifs de l’Islam qu’a été surimposé au terme (kitâb) le sens d’obligation, voire de Loi divine[iii]. »
Ainsi, Dieu n’« oblige » pas à prier, car une telle action réalisée sous la contrainte n’aurait aucun intérêt ni pour Lui ni pour nous ; une prière ne peut porter ses fruits qu’avec une réelle et pure intention, comme l’affirme si bien Rûmî :
« La liberté de choix est ce qui confère de la valeur à la dévotion ; autrement (il n’y aurait pas de mérite) : cette sphère céleste tourne involontairement. Donc, sa révolution ne comporte ni récompense ni punition, car le libre arbitre est considéré comme un mérite le Jour du Jugement. […] Quand le pouvoir d’agir librement n’existe pas, l’action devient dépourvue de valeur. Prends garde que le Destin ne s’empare de ton capital ! Le pouvoir d’agir librement est ton capital qui te fait gagner du profit. Guette le moment de ce pouvoir et observe-le bien ! L’homme chevauche le coursier que Nous avons ennobli (les fils d’Adam) : les rênes de la liberté sont dans la main de son intelligence[iv]. »
François Rousseau évoque, à juste titre, que la prière « s’inscrit plutôt dans une démarche de remise confiante et d’abandon total et exclusif auprès du Tout Puissant, remise confiante qui tend à libérer le serviteur (‘abd) de toute servitude extérieure, de tout amour extérieur à Lui[v]. »
Affirmer que « les pratiques sont des outils » ne signifie pas amoindrir leur importance ; elles sont indispensables et font la force de toutes les religions, contrairement à certaines spiritualités hors cadre religieux parfois vides de rituels structurants.
Aimer Dieu n’est pas possible sous la contrainte ou dans la crainte. La prière est la manifestation extérieure de cet amour pour Dieu. Elle ne peut être qu’un choix librement consenti. Le Coran évoque même un cas dans lequel il est déconseillé de prier : lors d’une mise en danger de l’intégrité physique (Coran 4 : 102).
Aujourd’hui, nous sommes confrontés à d’autres situations dans lesquels on peut, par analogie, adapter et appliquer cette idée de « prescription limitée » (kitâban mawqûtan) (Coran 4 : 103) : l’impossibilité de prier au travail faute de temps et de lieux.
Bien entendu, il est toujours possible de « rattraper » ses prières, mais cela n’a pas de fondement coranique et revient en réalité à prier une seule fois puisque la prière est célébrée à un seul moment. Or, le Coran accorde une grande importance aux moments des prières.
Le lien avec les positions solaires ainsi que les cinq opportunités d’adoration journalière ont un sens très profond et ne peuvent être compensées par un « rattrapage ». Ceci dit, le Coran laisse la porte ouverte à cette possibilité et chacun pourra, selon sa sensibilité spirituelle, choisir de rattraper ou de sauter sa prière.
Cela ne relève pas de l’ego mais d’une adaptation aux circonstances, comme le Prophète l’a fait lorsque les combats ne lui permettaient pas d’accomplir sa prière.
Concernant le jeûne du mois de ramadan, le Coran donne explicitement la possibilité de ne pas le pratiquer y compris pour les personnes pouvant le faire[vi] :
« Le jeûne vous est prescrit, comme il a été prescrit à ceux qui ont précédés, puissiez-vous prendre garde ! / pendant un nombre de jours déterminés. Qui parmi vous est malade ou en voyage compensera par un nombre équivalent de jours. Or, ceux qui ont la possibilité de jeûner (sans le faire) doivent compenser avec le repas d’un pauvre. C’est un bien pour qui fait spontanément davantage. Pour lui, c’est meilleur ! C’est un bien pour vous que vous jeûniez, si vous saviez ! » (Coran 2 : 183-184).
Bien que Dieu nous incite à jeûner durant le mois de ramadan car « c’est un bien pour vous que vous jeûniez » (Coran 2 : 184) – et tous ceux qui le pratiquent avec une réelle intention spirituelle ne peuvent qu’en témoigner –, Il laisse la possibilité à ceux qui le souhaitent de ne pas le faire, de manière bien plus explicite que la prière car, ici, il ne s’agit pas de circonstances empêchant de jeûner mais d’un réel choix.
Le jeûne est une pratique exigeante qui implique le corps sur une longue durée et qui nécessite une réelle endurance et motivation spirituelle pour en tirer des bénéfices. Jeûner sans ces intentions ne produit aucune élévation spirituelle, c’est même contre-productif.
Or, aujourd’hui, le jeûne est devenu pour certains une pratique communautaire, familiale et identitaire bien plus que spirituelle. Si la pratique est un choix libre de chacun, on ne peut y concevoir une quelconque obligation. Si c’était le cas, désobéir entraînerait une conséquence.
Quand nous affirmons qu’il n’y a pas de conséquence à rater une prière ou à prier autrement, nous visons les conséquences sociales et eschatologiques. En revanche, on peut y voir des conséquences spirituelles ici-bas car le fidèle qui souhaite réellement s’engager dans sa religion a peu de chances d’évoluer spirituellement s’il ne pratique pas régulièrement.
Mais pratiquer par devoir et obligation n’est de toute façon pas un gage d’efficacité. Aussi, pour les mystiques, le Paradis et l’Enfer renvoient avant tout à des états intérieurs[vii], valables aussi bien après notre mort que de notre vivant, donc les conséquences d’une absence de pratique sont perceptibles dès maintenant, dans notre intériorité.
De ce point de vue, affirmer que « les pratiques sont des outils » ne signifie pas amoindrir leur importance ; elles sont indispensables et font la force de toutes les religions, contrairement à certaines spiritualités hors cadre religieux parfois vides de rituels structurants.
Quand on parvient à cette qualité relationnelle avec le Sublime, il est impossible de pratiquer par « obligation » qui, selon la définition du terme, renvoie à l’idée de « devoir, contrainte imposés par des règles morales, des lois sociales[viii]. »
Nulle autre que Râbi‘a l-‘Adawiyya ne l’a si bien exprimé : « Mon Dieu, si je T’adore par crainte de Ton Enfer, brûle-moi dans ses flammes, et si je T’adore par envie de Ton Paradis, prive m’en. Je ne T’adore, Seigneur, que pour Toi. Car Tu mérites l’adoration. Alors ne me refuse pas la contemplation de Ta face majestueuse[ix]. »
Adapter ses pratiques signifie-t-il un islam à la carte et égotique ?
D’aucuns supposent que notre rapport à l’islam serait d’ordre égotique parce que nous considérons que : « Les pratiques sont donc des outils que Dieu propose dans Ses révélations pour cheminer vers Lui, des opportunités de nous rapprocher de Lui et de Lui ressembler. Autrement dit, on ne pratique pas pour Dieu mais pour nous. Il n’y a donc aucune conséquence à rater une prière, à prier autrement, à ne pas jeûner ou adapter son jeûne[x]. »
L’adaptation de la prière, ici, se situe vis-à-vis de la norme majoritaire comme le fait de prier sans voile, dans une autre langue ou pendant les règles pour les femmes. Ce sont trois situations tout à fait justifiables théologiquement[xi] car les avis juridiques interdisant de prier pendant les menstrues ou obligeant à prier en arabe et avec un foulard pour les femmes sont critiquables.
Ce n’est pas la ritualité ni la piété religieuse qui provoquent l’obscurantisme mais l’opposition à la diffusion des sciences et de la connaissance, ainsi que le refus de l’esprit critique au profit du dogmatisme et d’une idéologie.
Concernant l’adaptation du jeûne, il s’agit d’une proposition qui permet aux personnes ne souhaitant pas ou ne pouvant pas jeûner, de réaliser quand même cette pratique selon leurs capacités, qu’elles soient spirituelles ou physiques.
Le discours des Voix d’un islam éclairé s’adresse à tout musulman, pas seulement aux soufis ; nous ne pouvons pas exiger de tous le même degré d’investissement dans la pratique religieuse : « Dieu n’impose à l’âme que selon sa capacité. » (Coran 2 : 286).
L’association des Voix d’un islam éclairé n’est pas une voie soufie mais un mouvement visant à développer un islam spirituel et progressiste. Bien que le soufisme inspire nos enseignements et nos pratiques, le cœur de l’islam doit être accessible à tous et pas qu’aux initiés.
Nous ne sommes pas pour autant une zaouïa et respectons donc le degré d’engagement spirituel de chacun de nos membres. Nous incitons chacune et chacun à se mettre à l’écoute de sa voix intérieure qui l’incite à se relier à la transcendance par les rites religieux.
Dans cette démarche, il ne s’agit pas d’écouter ses désirs mais de prendre conscience de tous les bienfaits du rite, à condition qu’il soit consenti et non pratiqué par crainte d’une pression extérieure.
Ainsi, nous n’appelons absolument pas au « délaissement volontaire des prescriptions islamiques » ; nous appelons à la conscientisation, à la recherche du sens caché de ces dernières et au respect de la liberté de conscience.
Pour cela, la pratique de la forme des rites a son importance, et nous-même pratiquons justement ces rites de l’islam avec une grande régularité et dans une véritable profondeur spirituelle. Rappelons au passage que nous avons le projet d’ouvrir une mosquée dans laquelle nous serions imames.
Il serait tout de même étrange de proposer des prières rituelles et de les diriger si nous ne pratiquions pas…
Il est également étonnant de nous accuser de prétendre que la prière rituelle serait « une aliénation ou une addiction », d’autant plus que lors de notre journée d’étude et de dialogue du 10 mars dernier, Abdennour Bidar a fait une intervention remarquable centrée sur le sens ésotérique des gestes de la prière rituelle (salât).
Aussi, un musulman qui pratique scrupuleusement tous les rites de l’islam n’est certainement pas un « obscurantiste aliéné ».
Ce n’est pas la ritualité ni la piété religieuse qui provoquent l’obscurantisme mais l’opposition à la diffusion des sciences et de la connaissance, ainsi que le refus de l’esprit critique au profit du dogmatisme et d’une idéologie.
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Il existe deux manières d’appliquer les rituels religieux et elles s’appuient sur deux concepts coraniques : al-hawâ’ (le désir, la passion qui vous ensorcèle) et al-wahî (l’inspiration). On peut par exemple pratiquer la prière sous l’emprise de la passion (al-hawâ’) : elle devient alors une habitude routinière, mécanique et ritualiste.
Elle n’a plus d’importance particulière puisqu’elle n’est plus pensée par l’orant qui l’exécute sans réfléchir. Les gestes de la prière sont alors exécutés sans aucune forme d’attention et de conscientisation.
La forme et l’apparence de la ritualité prennent dans ce cas le dessus et le fond est délaissé. Mais on peut aussi pratiquer la prière sous l’emprise de l’inspiration (al-wahî), c’est-à-dire en écoutant avec attention cet appel intérieur divin logeant en chacun de nous, qui nous incite à nous souvenir de Lui et à revenir vers Lui pour Le prier.
La prière faite sous inspiration (re)devient alors un besoin vital dont il faut prendre soin et elle n’est plus une habitude routinière superflue :
« La prière est, dans son origine, instinctive. […] La prière, en tant que moyen d’illumination spirituelle, est un acte vital normal grâce auquel la petite île de notre personnalité découvre tout à coup qu’elle est placée dans un plus grand tout de vie[xii]. »
Dans une telle optique, l’idée de « pratiquer pour soi » est complètement en phase avec le fait d’orienter sa prière « vers Dieu » puisqu’elle « s’inscrit plutôt dans une démarche de remise confiante et d’abandon total et exclusif auprès du Tout Puissant, remise confiante qui tend à libérer le serviteur (‘abd) de toute servitude extérieure, de tout amour extérieur à Lui[xiii]. »
Cet abandon total à Dieu est justement la vraie signification du vocable « islam »[xiv].
Néanmoins, c’est bien nous qui tirons parti des fruits de la prière et du jeûne, car Dieu dit justement : « C’est un bien pour vous que vous jeûniez, si vous saviez ! » (Coran 2 : 183).
Prier « vers Dieu » n’est pas inconciliable avec le fait de prier « pour nous ». La prière est de toute façon pleinement consacrée à l’Adoration et à la Louange de Dieu, mais l’assiduité de la pratique est bénéfique pour nous.
La prière nous transforme intérieurement, nous rend meilleur et elle nous fait réellement ressembler à Dieu.
Respecter la diversité du soufisme
Notre compréhension du soufisme n’est peut-être pas en phase avec certains discours d’al-Ghazâlî mais elle l’est pleinement avec ceux de Rûmî, Sohrawardî, Farîd-ud-Dîn ‘Attâr, Ruzbehan, Shams de Tabriz, Ibn ‘Arabî ou encore Râbi‘a l-‘Adawiyya. Comment l’expliquer ? Tout simplement car, tout comme l’islam, le soufisme n’est pas un bloc monolithique.
Tous ces maîtres n’ont pas eu le même parcours, ni la même personnalité spirituelle : certains ont été plus sensibles à la mystique comme les fidèles d’amour[xv], d’autres ont eu une approche plus initiatique et philosophique ; de même qu’ils n’ont pas non plus tous atteint le même degré spirituel.
Avec tout le respect dû à al-Ghazâlî, on peut considérer qu’il ne se situe pas au même niveau de réalisation qu’Ibn ‘Arabî ou Sohrawardî.
Les maîtres soufis ont aussi vécu un cheminement avec des étapes. Ils ne parlaient pas toujours sous inspiration et pouvaient émettre des avis qui leurs étaient propres et qui étaient en phase avec leur contexte.
Il convient à chacun d’exercer son discernement sur leurs écrits et surtout d’expérimenter Dieu car les enseignements d’un texte soufi ne sont compréhensibles que s’ils sont vécus. Plusieurs mystiques ont dérogé à la norme que ce soit dans le cadre d’exercices spirituels mais aussi parce que la norme est faite pour être dépassée sur le plan ésotérique.
Le soufi se doit de ne s’attacher à rien, pas même à sa pratique. Il vise à la dépasser car elle peut encore être un frein pour accéder pleinement au divin. Malgré cela, il continuera à pratiquer. Paradoxal ? Pas pour un soufi puisque ses pratiques sont l’expression manifeste de l’Amour inconditionnel qu’il a pour Dieu.
Appeler les partisans du hadith à respecter leur cohérence
Notre position vis-à-vis des hadiths est claire : nous ne leur accordons pas de valeur normative car une bonne partie du corpus est constituée de propos inventés que le Prophète n’a probablement jamais prononcées.
Malgré tout, nous pouvons définir un certain nombre de critères pour accepter un hadith : la conformité au Coran, aux Révélations antérieures, à la raison, au cœur et à l’expérience mystique ; mais jamais ces critères ne permettront de certifier l’authenticité historique d’un hadith.
La quête de cette dernière est vaine car aucune méthode, qu’elle soit traditionnelle ou historico-critique, ne pourra jamais assurer la véracité de ces paroles. C’est donc bien plus le contenu (matn) des hadiths qui doit guider notre discernement que la chaîne de transmission (isnâd).
Ainsi, nous ne rejetons pas l’intégralité du corpus de hadiths, certains sont très précieux et sont des paroles de sagesse. Ils peuvent donc compléter des enseignements théologiques, rituels et éthiques à condition qu’ils ne contredisent pas le Coran et que le texte sacré reste toujours la source première de notre inspiration afin de mieux hiérarchiser les sources.
En revanche, nous considérons que le hadith n’a pas de fonction normative en particulier dans le domaine social car les règles de société évoluent en fonction des peuples et des époques. Dieu n’a-t-il pas dit qu’il incombait avant tout à un peuple de se changer lui-même plutôt que d’attendre un changement ex nihilo de Sa part (Coran 13 : 11) ?
Or, la Sunna est empreinte d’un contexte social particulier propre aux premiers siècles de l’islam qui n’est plus le même aujourd’hui.
Mobiliser dans notre argumentation le hadith d’Umm Waraqa pour justifier l’imamat des femmes permet de montrer qu’il est possible d’envisager cette possibilité selon la Sunna à celles et ceux qui considèrent que cette source a une fonction normative sociale.
On peut effectivement remettre en cause son authenticité auquel cas cela n’aurait absolument rien changé à notre argumentation. Ce n’est pas tant cette tradition qui justifie notre position sur l’imamat des femmes que le fait qu’il n’existe rien dans le Coran pour interdire cette possibilité.
Ce hadith apporte simplement un argument supplémentaire vis-à-vis de nos détracteurs qui le reconnaissent. Au-delà de la question de l’authenticité, recourir à cette tradition vise à montrer que cette question a fait débat dès les débuts de l’islam dans une société patriarcale où personne n’aurait eu intérêt à inventer un hadith mentionnant une femme imame nommée par le Prophète.
Ainsi, la question de l’imamat des femmes n’a jamais été une chose acquise et définitivement tranchée dès les débuts de l’islam. Force est de constater que nos travaux ne sont pas dénués de références scripturaires. Les Voix d’un islam éclairé ne suivent pas aveuglément l’avis de savants d’une autre époque.
Par contre, nous nous appuyons sur le Coran et sur les textes de grands maîtres spirituels – dont le degré de réalisation est avéré. Enfin, nous conduisons un travail d’adaptation à notre contexte actuel, travail que les anciens savants avaient réalisé en leur temps et pour leur époque. À nous de poursuivre le chemin.
Auteurs : Anne-Sophie Monsinay et Eva Janadin, cofondatrices des « Voix d’un islam éclairé – Mouvement pour un islam spirituel et progressiste », porteuses du projet de mosquée Sîmorgh et auteurs de l’étude Une mosquée mixte pour un islam spirituel et progressiste (Paris, Fondation pour l’innovation politique, février 2019). N.B. Les traductions du Coran utilisées dans cet article sont celles de Maurice Gloton.
Notes :
[i] François Rousseau, « Voix d’un islam éclairé : une quête de sens sans références », Mizane.info, 11 avril 2019 : http://wp.eemaginedev.com/mizane/voix-dun-islam-eclaire-une-quete-de-sens-sans-references/
[ii] C’est qui est analysé et critiqué dans l’article d’Eva Janadin initialement publié sur le site www.mutazilisme.fr : http://www.voix-islam-eclaire.fr/2018/06/08/soutien-aux-de-jeuneurs/
[iii] Dr Al-Ajami : « La prière obligatoire selon le Coran et en Islam » : https://www.alajami.fr/index.php/2018/01/23/la-priere-obligatoire-selon-le-coran-et-en-islam/
[iv] Rûmî, Mathnawî, Paris, Éditions du Rocher, 2014, vol. III, p. 734.
[v] François Rousseau, « Voix d’un islam éclairé : une quête de sens sans références », Mizane.info, 11 avril 2019 : http://wp.eemaginedev.com/mizane/voix-dun-islam-eclaire-une-quete-de-sens-sans-references/
[vi] Dr Al-Ajami, « L’obligation du jeûne de ramadan selon le Coran et en Islam » : https://www.alajami.fr/index.php/2018/05/10/1-lobligation-du-jeune-de-ramadan-selon-le-coran-eten-islam-s2-v183-184/
[vii] Mohammed Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, Paris, Éditions du Rocher, 1996, p. 123-124.
[viii] s.v. « Obligation », Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/obligation/55376
[ix] Jamal-Eddine Benghal, La vie de Râbi‘a al-‘Adawiyya – une sainte musulmane du VII e siècle, Paris, Iqra, 2010, p. 88.
[x] Eva Janadin et Anne-Sophie Monsinay, Une mosquée mixte pour un islam spirituel et progressiste, Paris, Fondation pour l’innovation politique, février 2019, p. 33.
[xi] Eva Janadin et Anne-Sophie Monsinay, Une mosquée mixte pour un islam spirituel et progressiste, Paris, Fondation pour l’innovation politique, février 2019, p. 39, 41.
[xii] Rûmî, Mathnawî, Paris, Éditions du Rocher, 2014, vol. II, p. 372-373, 406, 489 ; vol. IV, p. 877 ; Mohammed Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, Paris, Éditions du Rocher, 1996, p. 90 : « Le Ciel et l’Enfer sont des états et non des lieux. Leurs descriptions dans le Coran constituent des représentations visuelles d’un fait intérieur, le caractère. » ; Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, Paris, Entrelacs, 2006, p. 151 et n. 82, p. 321 : « C’est le Paradis du ‘ârif (gnostique), non du mu’mîn (simple croyant), car c’est jouissance spirituelle. »
[xiii] François Rousseau, « Voix d’un islam éclairé : une quête de sens sans références », Mizane.info, 11 avril 2019 : http://wp.eemaginedev.com/mizane/voix-dun-islam-eclaire-une-quete-de-sens-sans-references/
[xiv] Eva Janadin et Anne-Sophie Monsinay, Une mosquée mixte pour un islam spirituel et progressiste, Paris, Fondation pour l’innovation politique, février 2019, p. 10.
[xv] Henry Corbin, En islam iranien, les fidèles d’amour, shî’isme et soufisme, Paris, Gallimard, 1991.
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