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lundi 23 décembre 2024

Le rapport Karoui vu par V. Geisser : « Le mot “islamisme” n’est plus forcément opératoire sur le plan scientifique »

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Vincent Geisser. 

Vincent Geisser est chercheur au CNRS, à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (AMU), enseignant à Sciences Po Aix et co-auteur avec Amin Allal de « Tunisie, une démocratisation au dessus de tout soupçon ? », (CNRS Éditions), septembre 2018. Dans un entretien accordé à Mizane.info, le chercheur est revenu sur le rapport de l’Institut Montaigne sur l’islamisme, une notion qu’il estime être devenue problématique du fait même de sa polysémie et de l’anxiété qu’elle suscite. Vincent Geisser aborde également la question de l’institutionnalisation du culte musulman, du rôle de l’Etat et de celui des nouvelles élites musulmanes émergentes dans la construction d’un islam français. 

Mizane.info : Que vous inspire ce rapport ?

Vincent Geisser : C’est un rapport volumineux qui repose sur un travail de lectures très riche. Il se fonde sur les recherches de la plupart des spécialistes français et étrangers qui traitent depuis plusieurs années des questions d’islam, d’islamisme et de mobilisations musulmanes dans l’Hexagone et dans le monde. C’est un bon état de l’art, une compilation bien menée. Mais le rapport n’apporte pas vraiment de « plus value » en matière de connaissance du paysage musulman français et du champ islamique transnational.

Par ailleurs, soulignons le fait qu’il existe un certain décalage entre la richesse et la qualité des informations et des références contenues dans ce rapport, et les conclusions dramatiques, voire anxiogènes qu’elles nourrissent. A ce titre, nous pouvons parler de dissonance entre le contenu académique du rapport et les conclusions très normatives, pour ne pas dire idéologiques, que livre son auteur.

J’ai l’impression que Hakim El Karoui a rédigé ce rapport selon deux standards : un standard académique qui dresse un diagnostic exhaustif du paysage musulman français à la manière d’un étudiant en thèse, et un standard idéologique qui répond à un agenda politique et institutionnel. Ces deux registres ne font pas forcément bon ménage, car cela revient à instrumentaliser la recherche scientifique à des fins politiques.

Comment ce rapport est-il reçu dans le monde universitaire et académique ?

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Hakim al Karoui.

Ce document a reçu un accueil très mitigé dans le champ universitaire. Si la plupart des enseignants-chercheurs interrogés sur le « rapport El Karoui » ont apprécié le travail de compilation, ils ont l’impression également que leur voix est souvent ignorée et marginalisée par les pouvoirs publics.

De nombreux chercheurs qui mènent un travail de fond et de terrain sur tous ces sujets depuis au moins une vingtaine d’années reprochent régulièrement à l’État ou au gouvernement de médiatiser des initiatives telles que le rapport El Karoui qui relève d’un institut privé, en occultant délibérément les apports de la recherche publique sur l’islam de France.

C’est d’autant plus paradoxal que l’État lance régulièrement des appels d’offre dans le monde universitaire pour financer toutes sortes de recherche sur l’islam, ce qui est plutôt une bonne chose. A ce titre, il convient de saluer le travail extraordinaire accompli par le Bureau central des cultes (BCC) qui a lancé ces dernières années plusieurs études scientifiques sur les questions d’islam, sous le contrôle d’un conseil scientifique composé de chercheurs et d’universitaires indépendants et réputés.

Le terme « islamisme » tend à devenir une catégorie fourre-tout. La relation entre islam et politique ne peut plus être pensée exclusivement à travers le prisme de l’islamisme. Pour penser l’avenir de l’islam de France, il convient de sortir de l’obsession islamiste.

C’est paradoxal, mais c’est sans doute le ministère de l’Intérieur qui fait aujourd’hui le travail le plus sérieux sur ces questions, sans chercher forcément à contrôler ou à infléchir les résultats sur un registre sécuritaire.  Mais au lieu de privilégier ces recherches, on a parfois le sentiment que le gouvernement et la présidence de la République favorisent davantage des institutions marquées politiquement et par la logique des réseaux comme l’Institut Montaigne.

De nombreux universitaires ont l’impression d’assister à une start-upisation des travaux sur l’islam de France, alors que notre pays a la chance d’avoir une longue et riche tradition de recherche publique sur le fait musulman. De ce point de vue, la France est l’un des rares pays au monde à posséder des institutions de recherche publique prestigieuses comme le CNRS, l’IRD, les Instituts français à l’étranger (UMIFRE au Maroc, en Tunisie, en Égypte, au Liban, en Jordanie, en Irak..), sans parler des nombreux laboratoires universitaires et bien sûr du Collège de France.

Pourquoi ne pas s’adresser à ces institutions publiques pour produire des rapports ou des expertises sur les questions d’islam ? Cela coûterait sans doute moins cher à l’État avec une garantie de qualité et surtout d’indépendance. Le rapport El Karoui, indépendamment de l’identité de son auteur a donc suscité un certain malaise dans le monde universitaire, en particulier chez les spécialistes de l’islam de France et des phénomènes islamiques. Cela n’empêche pas que le rapport est perçu comme un travail plutôt sérieux et provoque un débat contradictoire : c’est bien là l’essentiel !

Beaucoup lui reproche d’amalgamer islam et islamisme ? A travers les notions d’identité musulmane, à travers le port du voile et du halal qui seraient des marqueurs islamistes ?

Il y a effectivement dans ce rapport une hypothèse implicite qui dresse une sorte de continuum idéo-théologique entre islam et islamisme, en assimilant systématiquement les modes d’activisme musulmans à l’islamisme. De ce point de vue, la perspective du rapport est réductrice, voire biaisée, pour plusieurs raisons. D’abord, le terme « islamisme » tend à devenir une catégorie fourre-tout pour désigner des phénomènes très divers, allant d’une association musulmane de quartier français à un groupe djihadiste dans le fin fond de l’Irak, en passant par les partis islamistes de l’autre côté de la Méditerranée, avec souvent une dimension anxiogène et dramatique.

Du coup, le mot « islamisme » tend à produire plus de maux que de clarifications, en favorisant toutes sortes d’amalgames et de confusions. C’est un mot qui fait peur mais qui n’est plus forcément opératoire sur le plan scientifique car il est devenu trop connoté par le sens commun : islamisme = extrémisme = terrorisme. Ensuite, le rapport El Karoui traite des islamistes en les réifiant, comme si certains d’entre eux n’étaient pas capables d’évoluer avec le temps et surtout de se confronter pacifiquement aux réalités françaises.

Je partage avec El Karoui le constat d’une filiation « Frères musulmans » de nombreux leaders et organisations de l’islam de France mais cela ne veut pas forcément dire qu’ils agissent aujourd’hui avec un « habitus FM » et qu’ils consultent les « commandements d’Hassan El Banna » ou encore qu’ils se réfèrent aux FM égyptiens pour prendre leurs décisions.

De nombreux ex-FM sont devenus de bons bourgeois musulmans français, résidant dans les beaux quartiers, avec des enfants qui fréquentent aujourd’hui les Grandes écoles comme Centrale, Polytechnique et l’ENS. Ils ont fait greffe en France et ne prétendent pas imposer un « modèle Frères Musulmans » à la société française.

Hakim El Karoui a très bien compris que la question musulmane représentait aujourd’hui un levier de pouvoir. Il l’utilise en ce sens comme une rente ou une niche. Ce qui peut le placer en situation de contradiction vis à vis de son propre discours lorsqu’il condamne le communautarisme.

Certains sont même des élus de la République, engagés dans les grands partis politiques comme la France insoumise, le PS, le Modem, LRM ou Les Républicains. Il est vrai que comme Hakim El Karoui je pense qu’aucune forme religieuse ne peut être définie comme apolitique. Sur ce point, je partage totalement son point de vue. Ceci est vrai pour les catholiques, les juifs, les protestants : s’engager religieusement, c’est aussi s’engager politiquement !

Nous avons bien vu avec les mobilisations contre le mariage pour tous qui étaient animés par des catholiques pratiquants ou encore des catholiques de gauche qui s’engagent régulièrement pour la défense des immigrés ! Cette dimension politique traverse aussi le judaïsme français (religieux ou non) dans le rapport à l’État d’Israël. Il n’y rien d’anormal à cela. La vision des rapports sociaux et la vision du monde inhérente à toute conception religieuse impliquent nécessairement une dimension publique et donc politique.

Mais ce que ne dit pas le rapport El Karoui est que les individus évoluent et ne restent pas forcément figées dans une posture définie une fois pour toutes dans le marbre. Ceci est valable pour les salafistes mais y compris pour les Frères musulmans. Ces individus et ces courants ne sont pas imperméables à la société française. Ils y vivent, interagissent avec elle à différents niveaux et en sont également le produit.

La posture du rapport est une sorte de retour aux visions essentialistes du XIXe siècle, à une époque où l’islam était d’ailleurs désigné par le terme islamisme comme dans la célèbre conférence d’Ernest Renan, prononcée à la Sorbonne le 28 mars 1883. Mais le problème du rapport, c’est que nous ne sommes plus au XIXe siècle mais au XXIe siècle ! La relation entre islam et politique ne peut plus être pensée exclusivement à travers le prisme de l’islamisme.

Pour penser l’avenir de l’islam de France, il convient de sortir de l’obsession islamiste et réfléchir sereinement, en concertation avec les acteurs de terrain, sans agiter systématiquement le chiffon vert !

Comment faut-il comprendre le rôle et l’influence de Hakim al Karoui et de la ligne libérale et laïque qu’il représente auprès des pouvoirs publics ? Est-ce une cooptation du pouvoir ou une convergence naturelle de l’offre et de la demande ? La carte Karoui est-elle une tentative de contourner à la fois les bases institutionnelles du culte musulman en crise (le CFCM) tout en évitant de se rapprocher des figures de l’islam militant ?

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Vincent Geisser est chercheur au CNRS, à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (AMU), et enseignant à Sciences Po Aix.

Hakim El Karoui a très bien compris que la question musulmane représentait aujourd’hui un levier de pouvoir. Il l’utilise en ce sens comme une rente ou une niche. Ce qui peut le placer en situation de contradiction vis à vis de son propre discours lorsqu’il condamne le communautarisme mais l’alimente lui-même sur la base de sa situation personnelle ou de son statut de musulman libéral engagé pour une réforme de l’islam en France.

Il faut dire tout de même que cette forme de gestion par le haut de l’islam, de la part de l’État et de ces élites cooptées, est une pratique d’un autre temps. Elle est anachronique. Une pratique qui remonte à la période impériale de la France, mais qui en réalité se retrouve déjà dans le traitement autoritaire des Juifs par Napoléon, voire même des siècles auparavant dans la gestion politique de la minorité protestante.

Cette ingérence par le haut, outre le fait qu’elle ne peut être légitimitée dans son principe au nom des valeurs républicaines d’égalité et de laïcité, ne fait que renforcer les postures de rejet au niveau de la base. A vouloir créer un islam officiel, comme dans la plupart des pays arabo-musulmans, on va finir par susciter une contre-réaction radicale. N’oublions pas que ce sont les islams d’État qui ont engendré l’islamisme.

Les Algériens avaient d’ailleurs une formule ironique mais très juste pour désigner ce phénomène : « Le FIS [Front islamique de Salut] est le fils du FLN [Front de libération nationale] ». Quant à la classe moyenne française musulmane émergente, elle s’affirme de plus en plus dans sa volonté de bâtir des projets d’autonomie institutionnelle locaux voire même d’ambition nationale. Cette nouvelle génération de musulmans ne souhaite aucunement promouvoir cette gestion étatique qui la prive de sa liberté d’action.

Ce n’est donc pas tant à l’islam des cités que va se heurter El Karoui qu’à l’islam des nouvelles classes moyennes et supérieures attachées à leur indépendance, selon une conception à la fois individualiste et communautaire, mais respectueuse des principes et des lois de la République. Ce désir d’autonomie est très fort chez les musulmans français qui ne veulent plus être traités comme des mineurs ou des citoyens sous tutelle.

Vous êtes un fin connaisseur du monde arabe et en particulier de la Tunisie. On reproche souvent à Karoui d’avoir adressé des notes confidentielles à l’ex-dictateur Ben Ali en pleine répression du soulèvement populaire. Que pouvez-vous nous dire sur le volet tunisien du personnage ? Quel rôle a-t-il joué précisément ?

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Que les choses soient claires. Dire ou laisser penser qu’Hakim al Karoui est ou représente le régime déchu de Ben Ali est une erreur voire même une faute dans la mesure où lui-même à travers ses proches a pu souffrir des pratiques autoritaires de ce système.

Hakim al Karoui a sans doute péché par excès de confiance, croyant pouvoir jouer un rôle historique pour éviter une intensification de la répression alors même que le régime tirait à balles réelles sur la foule et que l’Histoire était en train de tourner la page Ben Ali. Ces notes confidentielles sont une grave erreur de jugement à tous points de vue.

L’échec du CFCM est tout autant le résultat des cadres musulmans que de l’État (…) La solution passe par une reconnaissance et un respect de la part de l’État de la citoyenneté égalitaire des Français de confession musulmane. Il faut leur faire confiance et leur laisser le temps et les moyens d’organiser eux-mêmes leur culte de manière autonome et sans ingérence ni de l’étranger, ni des pouvoirs publics.

Cette erreur de jugement de Hakim al Karoui sur la Tunisie est d’ailleurs comparable à celle qui commet sur le dossier de l’islam en France : celle de croire pouvoir changer les choses par le haut, en faisant fi des sentiments et des convictions des Tunisiens ordinaires ou des musulmans en France.

Ce qui est intéressant à souligner est le rôle que ce conseiller à jouer auprès de l’actuel pouvoir en participant à des rencontres de dialogue entre des islamistes proches de Rached Ghannouchi et les plus intransigeants des néo-destouriens pro-Essebsi, alors même qu’il défend le principe d’une guerre culturelle contre l’islamisme. L’homme n’est pas à une contradiction près.

Mais les contradictions font partie de la vie de toute personnalité publique. En revanche, assimiler Hakim El Karoui à un nostalgique de l’ancien régime Ben Ali me paraît totalement caricatural. Disons, pour faire simple, qu’il est animé par une empathie élitaire : aider à résoudre les problèmes du peuple « par le haut ».

Que pensez-vous des statistiques tirées d’un sondage publié dans un autre rapport de l’Institut Montaigne « Un islam français est possible » et qui indique notamment que 28 % des musulmans seraient hostiles aux valeurs de la République ? C’est un chiffre qui est souvent repris.

Il faut toujours faire preuve de prudence avec les sondages. Ils ne sont que la photographie d’un instant T et doivent être systématiquement contextualisés. Il convient également de se méfier des biais induits par les questionnaires et de l’extrapolation abusive qui peuvent être faits par des chiffres arborés comme des vérités irréfutables.

C’est un peu comme si on utilisait des sondages où une majorité de Français se prononçait contre l’immigration pour en déduire que la France est un pays foncièrement raciste ou islamophobe. L’exploitation des sondages n’est pas nouvelle. Raison pour laquelle il faut les passer au crible de la critique sociologique.

L’échec du CFCM et l’absence d’alternative crédible semblent nourrir les ingérences de toutes parts, qu’elles relèvent de l’État ou de réseaux actifs de la société civile. L’islam français est-il condamné à l’immobilisme ? A quelles conditions pourra-t-il en sortir ?

L’échec du CFCM est tout autant le résultat des cadres musulmans que de l’État. A l’époque où Chevènement a lancé l’Istichara et le processus qui a mené à la naissance du CFCM, cette institution ne devait s’occuper que du culte musulman et non de la représentation des musulmans, ce que ses successeurs tenteront de lui faire endosser. Ceci expliquant cela.

La solution passe par une reconnaissance et un respect de la part de l’État de la citoyenneté égalitaire des Français de confession musulmane. Il faut leur faire confiance et leur laisser le temps et les moyens d’organiser eux-mêmes leur culte de manière autonome et sans ingérence ni de l’étranger, ni des pouvoirs publics.

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