De formation pluridisciplinaire, Mohamed Oudihat est un auteur et un acteur associatif engagé sur le thème de l’amour et de la famille. Mizane.info publie, en partenariat avec Delamour.fr, sa dernière chronique consacrée au sens et aux valeurs du repas et de la table familiale.
Bien des hommes, au moment de choisir leur épouse, espèrent trouver une bonne cuisinière pour, peut-être, retrouver ces moments de douceurs que maman fabriquait de ses mains en faisant un couscous ou des cornes de gazelles…
Mais qu’ont-ils ces hommes à attendre de leur future épouse qu’elle assure en matière de cuisine ? Pourquoi ont-ils une attente aussi bassement matérielle ? Et pourquoi confondent-ils leur maman et leur épouse… ?
Telles sont les questions que les femmes posent à ces hommes aujourd’hui.
Mais le repas n’est-il qu’une affaire de relation homme-femme, de couple ? N’est-il qu’une affaire de ventre et de matière ?
La Table est un lieu de valeurs et de spiritualité collectives
La Table (c’est-à-dire symboliquement le repas de famille, que ce soit sur une table ou par terre), est une fenêtre à travers laquelle on peut voir les grandes valeurs et tendances d’une société.
Dans toutes les civilisations, partager un repas, c’est partager plus qu’un repas : c’est partager du sacré, des prières à Dieu ; c’est partager du plaisir et de la joie ; c’est partager des histoires, des expériences et des connaissances ; c’est apprendre la maîtrise de soi (car on ne mange pas n’importe comment) et le don de soi (car on doit en laisser pour les autres) ; c’est rassembler toute une communauté de personnes : la famille, y compris les proches, voisins, amis et nécessiteux…
Cuisiner, c’est l’art d’accueillir, de donner de la joie de l’amour autour de soi. Il faut beaucoup d’amour pour cuisiner tous les jours, faire et refaire, parfaire pendant 40 ans, tel plat ou telle pâtisserie.
Cuisiner, c’est plus que nourrir le corps : c’est offrir de la rahmah, de la miséricorde, de la tendresse. On a tous une mère, une tante ou une personne proche chez qui on a plaisir à aller parce qu’on sait qu’on va y trouver tel plat, telle pâtisserie ou tel thé qu’elle fait particulièrement et qui répand de la douceur dans notre quotidien.
Le thé ou l’art de redonner de la joie
Manger ensemble autour d’un plat commun et non pas chacun dans son assiette individuelle, c’est une façon d’encourager et de vivre l’unité de la famille, comme le rappelle ce proverbe africain :
« Une famille unie mange dans la même assiette » [1].
De même, faire du thé, dans la tradition japonaise, chinoise, indienne ou arabe, c’est un rituel, une « voie » par laquelle on crée de la joie, de l’harmonie, de l’union, de la conversation avec sa famille élargie. C’est l’art d’introduire de la douceur dans un quotidien parfois rude. C’est l’art de donner toute son attention aux personnes qui nous entourent.
Ainsi, à force de partager tous les jours le repas en commun, la famille peut se souder, renforcer sa solidarité, se transmettre l’histoire de la famille et la culture générale, converser, apprendre la discipline et les bonnes manières, apprendre la vie, apporter de la douceur à un quotidien parfois éprouvant, traiter et dépasser les conflits de famille…
Si la Table a toujours été le lieu d’expression des valeurs et de la spiritualité d’une famille et d’une communauté, que nous dit la Table moderne sur les valeurs et la spiritualité d’aujourd’hui ?
La Table moderne est le théâtre de la vie individualiste
La Table moderne est une fenêtre à travers laquelle on peut observer l’industrialisation de l’agriculture, l’accélération de la vie quotidienne, la centralité du travail qui arrache chaque membre de sa famille, la malbouffe, etc.
La table est aujourd’hui le théâtre de l’individualisme qui se manifeste dans la façon même de prendre son repas : on ne mange plus le même repas : chacun son repas dans le repas ; on ne mange plus aux mêmes heures ; en semaine, on ne mange plus ensemble et encore moins avec sa famille élargie.
Sur la Table moderne individualiste, Dieu n’est plus trop évoqué si ce n’est peut-être dans le cœur de certains. Mais croire en Dieu ne signifie plus accueillir son prochain ou offrir son hospitalité au siens. Il ne signifie plus prendre soin des autres, patienter lorsqu’on est contrarié.
Au moment du repas, la tablette numérique concurrence la table : il est difficile de réunir les enfants, les frères et sœurs et mêmes les adultes, car ils sont absorbés par leurs tablettes. La multiplicité des écrans (télévision, tablettes et smartphones) a tendance à enfermer chacun dans une bulle et à rendre plus superficielles et plus rares les discussions en famille.
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Lorsqu’on vit seul, on n’a pas l’envie de prendre le temps de cuisiner, de garnir sa table. C’est ce qu’observe Jean-Claude Kaufmann dans ses différents travaux sur le repas de famille aujourd’hui :
« La table devient une ennemie (pour les femmes seules qui vivent sans enfants). ‘Quoi de plus frustrant que de mettre un seul couvert et de s’attabler face à soi-même (Frédérique). Celle de la salle à manger surtout, désertée ; la meilleure solution étant de ne pas en avoir. La table de la cuisine se prête plus facilement à un petit repas rapide en solo » [2].
« La cuisine est faite ‘sur le pouce’ (Annabelle) (…). Les mets compliqués en moins. ‘Aujourd’hui comme demain ce sera maïs, boîte de thon et demi-baguette (Sabine) » [3].
Refaire de la Table un lieu de vie
De même, lorsqu’on vit à deux, lorsqu’on travaille tous les deux, on n’a ni le temps ni l’énergie de se réunir autour d’un repas à deux en semaine. Parce qu’on n’a plus l’occasion d’accueillir sa belle-mère qui exige de manger mieux que des pizzas surgelées dont le fils pourrait s’accommoder ; parce qu’on n’accueille plus grand monde chez soi, on perd l’art culinaire qui avait comme terrain d’entraînement le repas de famille.
La généralisation des divorces et des séparations, du couple en alternance, du célibat et du fait d’habiter de plus en plus seul, sont autant de causes qui ont contribué à l’éclatement du repas de famille [4].
Comme on n’a plus grand monde à accueillir, comme on n’a plus la motivation ou l’occasion de bien cuisiner au quotidien, comme notre vie s’individualise, l’industrie alimentaire vient « naturellement » répondre à nos besoins.
Alors on n’a plus besoin d’avoir un grand espace cuisine. Dans les grandes villes, l’architecture des appartements incarne bien cette évolution. En effet, à la deuxième moitié du XXe siècle, au nom de la « modernité culinaire » [5], les architectes tendent à faire de la cuisine un petit espace ne pouvant plus accueillir de grande table. Les grands appartements sont découpés en petits plus adaptées pour des personnes qui vivent de plus en plus à deux ou seules.
Sur la Table moderne individualiste, Dieu n’est plus trop évoqué si ce n’est peut-être dans le cœur de certains. Mais croire en Dieu ne signifie plus accueillir son prochain ou offrir son hospitalité au siens. Il ne signifie plus prendre soin des autres, patienter lorsqu’on est contrarié…
L’amour et la vie de famille se joue autour de la Table. Comment redonner une âme à sa vie de famille grâce à la Table ? Comment faire du Ramadan l’occasion de réduire l’éclatement de la famille, grâce à la Table, grâce à al-iftâr ou au repas de rupture du jeûne ? C’est ce que nous allons voir lors de notre prochain article.
Mohamed Oudihat
Notes
[1] Proverbe africain
[2] Kaufmann, Jean-Claude (1999), La femme seule et le prince charmant, Editions Nathan, p121
[3] Kaufmann, Jean-Claude (1999), La femme seule et le prince charmant, Editions Nathan, p121
[4] Martin Latreille Françoise-Romaine Ouellette (2008), Le repas familial. Recension d’écrits, Centre – Urbanisation Culture Société Institut national de la recherche scientifique Montréal, p33
[5] Kaufmann, Jean-Claude (2005), Casseroles, amour et crises. Ce que cuisiner veut dire, édition Armand Colin, p108
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