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jeudi 21 novembre 2024

Roger du Pasquier : «La doctrine coranique est dominée par la certitude de l’Absolu divin»

Journaliste suisse protestant converti à l’islam, Roger du Pasquier est l’auteur du « Réveil de l’islam » publié en 1988. Dans un extrait de l’ouvrage publié par Mizane.info, Roger du Pasquier explique selon lui les raisons de l’opposition théologique entre la doctrine coranique et la vision naturaliste portée par la modernité. « Islam et pensée moderne, écrit-il, ne s’accordent même pas sur la notion de réel qui est pourtant la plus fondamentale qu’esprit humain puisse concevoir ».

Jamais l’islam n’avait été aux prises avec un problème aussi grave que celui de ses rapports avec le monde moderne, jamais il n’avait eu à faire face à un aussi redoutable défi.

Il dut sans doute au cours des âges affronter des ennemis nombreux et divers qui lui portèrent souvent de rudes coups et l’affaiblirent sensiblement, mais aucun n’était parvenu à ruiner sa puissance terrestre comme l’ont fait les nations occidentales détentrices de moyens matériels nouveaux et imparables les rendant capables d’établir leur domination sur de vastes régions du domaine musulman.

Les conquêtes coloniales ont eu sur les sociétés islamiques des effets d’autant plus bouleversants qu’à la domination politique de l’Occident a fait suite son emprise économique, technologique et même idéologique.

Et depuis plus d’un siècle les musulmans ne cessent de s’interroger sur eux-mêmes et sur leur impuissance face à une civilisation élaborée par des peuples étrangers à l’islam et à la vérité dont il est l’expression la plus achevée.

Le choc colonial de l’Occident

De leurs réflexions et doléances est née une littérature abondante dont le flot est encore loin de tarir. Maints esprits talentueux se sont efforcés de donner des réponses à ce défi et de montrer les voies du redressement.

Mais leurs appels ont en général manqué d’unanimité et sont demeurés impuissants à définir une position commune face à la civilisation occidentale dont les empiétements, sous le couvert d’une indispensable modernisation, se sont poursuivis dans la vie et dans l’âme des peuples musulmans.

Ceux-ci sont désormais travaillés par des courants contradictoires qui ont pour effet fréquent d’entretenir un état d’insatisfaction contribuant à l’inefficacité et à l’instabilité des régimes en place.

Et il n’est pas exagéré de dire que le choc agressif de l’Occident moderne a provoqué dans le monde de l’Islam un état de crise endémique plus ou moins accentué selon les circonstances politiques ou sociales, et montrant qu’il n’est pas vraiment parvenu à s’accommoder de la modernité régnant désormais sur tout le genre humain.

Progrès contre tradition coranique

Certaines commotions ont été particulièrement traumatisantes, ainsi la défaite arabe de 1967 devant Israël qui a été ressentie dans tout le monde de l’Islam comme une intolérable humiliation, à tel point que des musulmans proches du désespoir ont pu se demander : « Qu’arrive-t-il donc à l’Islam ? Dieu a-t-il abandonné les musulmans, sa communauté ? »

Il est important de relever toutefois que pareille situation d’infériorité matérielle et politique n’empêche nullement l’Islam de manifester sa vigueur sur le plan spécifique de la religion où le fait d’apparaître étranger à la civilisation occidentale et aux puissances qui la représentent favorise plutôt son expansion. Ses progrès continus en Afrique et en Asie en font la démonstration.

Bien que beaucoup de musulmans se refusent à l’admettre, tout cela illustre le fait qu’il existe une incompatibilité fondamentale entre islam et civilisation moderne. Ainsi qu’on l’a déjà signalé au chapitre précédent, la pensée musulmane traditionnelle ignore la notion de « progrès » dont l’importance est déterminante dans la mentalité de l’Occident moderne, mais il existe deux autres raisons décisives faisant que l’Islam ne saurait sans se renier lui-même réellement s’adapter au monde d’aujourd’hui tel que l’ont façonné des hommes totalement étrangers à sa foi.

La shahada : un anti-modernisme

La première de ces raisons procède de la Shahâda, la profession de foi islamique : « Il n’est de divinité que Dieu, Muhammad est l’Envoyé de Dieu. » (Lâ ilâha illa’Llâh, Muhammadun rasûlu ’Llâh).

Tout l’Islam est contenu dans ces quinze syllabes, toute la religion en découle : foi, doctrine, pratique, règles et style de vie sur le plan individuel et collectif.

Tous les musulmans sans exception reconnaissent l’autorité de cette formule qui n’a jamais fait l’objet d’aucune contestation et reste le lien le plus solide et le plus profond entre les diverses composantes du monde de l’Islam malgré toutes leurs autres divergences et oppositions.

La Shahâda est d’abord négation : Lâ ilâha, « point de divinité », donc tout est relatif, tout est transitoire, illusoire ; puis elle est affirmation :  ila Llâh, « sauf Dieu » qui est donc la seule Réalité permanente, la seule Vérité.

Après ces sept syllabes qui, établissant une distinction irréfutable entre Absolu et relatif, constituent la base métaphysique de l’islam vient la deuxième proposition : Muhammadun rasûlu’Llah. « Muhammad est l’Envoyé de Dieu » et grâce à lui, à son message et à la voie qu’il lui trace, l’homme peut vivre selon cette Vérité, cette Réalité, et y faire retour.

Constamment répété dans les appels du muezzin comme dans l’accomplissement des devoirs quotidiens de la religion, ce témoignage de foi, même si ses significations les plus profondes échappent à la majorité des croyants, imprègne la vie d’une présence sacrée qui est remémoration de la Réalité divine au regard de laquelle ce bas monde n’est que « distraction et jeu », selon l’expression coranique.

Un désaccord sur ce que désigne la Réalité

Cela contribue à entretenir dans les populations musulmanes un certain sentiment de l’évanescence de toutes choses peu en accord avec le sens moderne de l’efficacité qui fait la force des sociétés industrielles.

L’énoncé fondamental qu’est la Shahâda permet aussi de constater entre Islam et mentalité spécifiquement moderne l’existence d’un fossé infranchissable, d’une opposition et d’une incompréhension irréductibles. Assurément les musulmans modernisés sont peu enclins à le reconnaître, mais le fait n’en est pas moins incontestable : Islam et pensée moderne ne s’accordent même pas sur la notion de réel qui est pourtant la plus fondamentale qu’esprit humain puisse concevoir.

L’islam, du fait de la Shahâda et de toute la doctrine coranique qui en est le développement, est dominé par la certitude de l’Absolu divin, d’un au-delà (al-âkhira) infiniment préférable au bas monde (al-dunyâ) où nous vivons présentement, plus durable, plus réel. Or, en fait, la pensée moderne, depuis qu’elle a récusé la métaphysique traditionnelle, professe exactement le contraire.

Elle ne reconnaît de réalité que celle du monde créé, considérant comme plus ou moins vaine toute spéculation qui en dépasse le plan. Le réel, pour elle, est tout ce qui peut être soumis au contrôle de nos sens et de nos moyens de mesure, et cela, en pratique, revient à éliminer la notion d’Absolu pour ne plus tenir compte que du relatif se prêtant à l’action des hommes.

Pareille attitude, amplement illustrée par la pensée scientifique et philosophique moderne, en particulier par les diverses formes d’existentialisme, est antithèse directe de la profession de foi musulmane et de la distinction capitale qu’elle établit entre Absolu et relatif.

Elle correspond assurément à ce que l’islam considère comme mécréance (kufr), mais en revanche elle peut procurer à ceux qui l’adoptent les clés de la puissance terrestre, du moins dans les limites du monde actuel.

Une doctrine coranique immuable ?

Dès lors qu’il se définit par la Shahâda, qui énonce sa transcendance et sa raison d’être, l’islam ne saurait trouver de véritable terrain d’entente avec la civilisation sécularisée et coupée de tout principe transcendant qui a établi sa domination sur les cinq continents.

A ce monde élaboré par des hommes récusant en fait la Vérité divine dont il s’est toujours voulu le porte-parole, l’islam demeure, malgré tout ce que prétendent les musulmans modernistes, fondamentalement étranger ; les tentatives de l’y adapter et de composer avec lui comportent immanquablement, sinon une part de reniement, du moins un affaiblissement et une perte d’identité.

Là résident sans doute les causes profondes de l’instabilité que l’on constate dans le monde de l’Islam, de même que de la difficulté, pour ne pas dire de l’impossibilité, où se trouvent les immigrés musulmans de s’intégrer réellement et définitivement au milieu occidental où ils peuvent être amenés à vivre.

Une deuxième raison, liée à la précédente, de l’incompatibilité fondamentale de l’islam avec le monde d’aujourd’hui se trouve dans le fait qu’il a été révélé, en tant que religion, dans une forme parfaite et définitive à laquelle, jusqu’au Jour du Jugement, rien ne saurait être ajouté ni retranché, du moins en principe.

Dans le dernier révélé des versets du Coran, Dieu a déclaré à la communauté des croyants : « Aujourd’hui J’ai rendu votre religion parfaite ; J’ai parachevé ma grâce sur vous ; J’agrée l’islam comme étant votre religion » (V, 3).

En conséquence aucune modification ne saurait être apportée ni aux croyances fondamentales ni aux obligations majeures constituant la pratique de la religion.

Celles-ci, dénommées « piliers » (arkân) de l’islam, sont au nombre de cinq : profession de foi (shahâda), prière rituelle (çalât), jeûne du ramadan (çawm), aumône légale (zakât), pèlerinage à La Mecque (hajj). La Loi (sharî’a) procédant du Coran et des enseignements prophétiques (hadîth) en définit avec précision les modalités dans le cadre des diverses écoles juridiques (madhâhib, sing. madhhab) admises par la tradition, mais elle ne saurait faire l’objet d’« innovations » (bid’a) dont le principe même est condamné.

Un aggiomamento comparable à celui de l’Église catholique à l’occasion du concile Vatican II est donc exclu dans l’islam et toute tentative dans ce sens paraît d’avance vouée à l’échec.

Roger du Pasquier

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