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jeudi 21 novembre 2024

Roland Laffitte : L’islam vu par Les Lumières

De gauche à droite : Rousseau, Voltaire et Montesquieu, grandes figures des Lumières françaises. 

Comment l’islam était-il perçu historiquement durant la période des Lumières françaises ? Roland Laffitte nous l’explique dans cette chronique publiée sur Mizane.info.

Dans cette époque où les grands esprits luttent pour la liberté de l’esprit, se forge avec Montesquieu, dès la première édition de L’Esprit des lois, datée de 1748, le concept du despotisme oriental 57 dont il érige « le Grand Turc » en figure emblématique 58. Son disciple Louis de Jaucourt donne, dans l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot, cette définition du « despotisme » : « Gouvernement tyrannique, arbitraire & absolu d’un seul homme : tel est le gouvernement de la Turquie, du Mogol, du Japon, de Perse, & presque de toute l’Asie »59. Les Terres d’Islam tiennent comme on voit une place de choix pour illustrer ce concept.

L’État islamique, paradigme du « despotisme oriental »

Mais n’est-ce pas en quelque sorte une diversion par rapport au despotisme d’un Louis XIV qui vient d’abolir en 1685 l’édit de Nantes ? Voltaire ne manque pas de dénoncer une telle idée : « J’ai vu beaucoup de voyageurs qui ont parcouru l’Asie ; tous levaient les épaules quand on leur parlait de ce prétendu despotisme indépendant de toutes les lois 60. »

Il faut cependant attendre les travaux de l’indianiste Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron pour apporter, dans sa Législation orientale parue en 1778 (61), la preuve irrévocable qu’il s’agit d’un fantasme sorti de l’imagination européenne.

Ne se contentant pas de démonter radicalement la notion de despotisme oriental chez Montesquieu et même chez Nicolas Antoine Boulanger 62, lequel la reprend et la développe tout en prenant ses distances avec le déterminisme géographique de son illustre prédécesseur, le traducteur des Upanishad reprend la terminologie de l’auteur de L’Esprit des lois pour montrer que les empire moghol, perse et ottoman méritent davantage le qualificatif de « monar-chiques » que celui de « despotiques ».

Notons aussi que JeanJacques Rousseau dont le père, Isaac, fut nommé régleur des pendules du Palais de Topkapi de 1706 à 1711, ne nourrit pas les mêmes préventions que Montesquieu contre la Porte ottomane et n’hésite pas à vanter « le sens humain » des Turcs 63.

Un « islamo-complaisant », assurément, avant la lettre…

L’Islam comme religion philosophique

On devine aisément que, derrière la critique d’un despotisme oriental dont l’Islam serait un ingrédient naturel, reviennent tous les préjugés multiséculaires sur une religion violente et prétendument ignorante de la raison.

Dans sa nouvelle traduction du Coran publié en 1698 par le prêtre catholique Ludovico Marracci, qui devient un texte de référence pour les érudits, bien des préjugés sur le prophète Mohammed sont écartés, mais nous restons avec lui dans la controverse traditionnelle de l’Église sur l’Islam 64. Il en est de même de l’ouvrage du théologien et orientaliste anglais Humphrey Prideaux, qui met en relief l’idée d’imposture chez Mohammed 65.

C’est à la même époque encore que, tout en n’abandonnant nullement l’idée d’imposture que, par esprit irréligieux, il colle d’ailleurs à tous les prophètes de toutes les religions, Pierre Bayle présente, dans l’entrée « Mahomet » de son Dictionnaire historique, publié en 1697, et en polémique contre l’Église, l’Islam comme une création humaine, ainsi que le sont toutes les religions, et à ce titre digne d’intérêt 66.

Quelques années plus tard, l’orientaliste Jean Gagnier, de religion réformée et réfugié en Angleterre, publie d’abord en latin puis en français une biographie de Mohammed d’après les sources de l’historien damascène Aboulféda, soit Abū’l Ismāᶜīl ibn ᶜAlī ibn Maḥmūd Abū ‘l-Fidāʾ, de lignée ayyoubide (1273-1331)67, tandis qu’Henri de Boulainvilliers écrit une Histoire des Arabes et une Vie de Mahomed qui ne sera publié qu’après sa mort en 1722 (68). Quelques années plus tard, en 1734, l’orientaliste

George Sale publie une nouvelle traduction du Coran qui connaîtra plus de cinquante éditions aux XVIIIe et XIXe siècles (69). Par sa présentation du livre saint de l’Islam (70) faite de façon relativement neutre en s’appuyant sur des sources islamiques, il contribue fortement à donner de Mohammed l’image d’un homme exceptionnel, grand législateur, et de la religion islamique, qui est présentée, en regard de la chrétienne, comme une doctrine rationnelle (71).

C’est à la suite de ces auteurs, surtout à celle de George Sale dont il a connu les travaux durant son voyage à Londres en 1726-1728, que Voltaire montre l’Islam comme une religion philosophique et raisonnable. Sans se départir de sa répulsion pour les prophètes, ce qui lui fait qualifier, dans l’entrée « Alcoran » de son Dictionnaire philosophique, Mohammed de « sublime et hardi charlatan », il dit néanmoins son admiration pour le « poète, législateur et souverain ».

Voltaire, admirateur du Prophète

Il présente le message coranique comme un immense progrès dans la pensée et dans la société de son époque. Sans échapper non plus aux préjugés de son temps sur les Arabes, qui lui font déplorer une collection « de révélations ridicules et de prédications vagues et incohérentes », il lit néanmoins dans le Coran un recueil « de lois très bonnes pour le pays où il vivait, et qui sont toutes encore suivies sans avoir jamais été affaiblies ou changées par des interprètes mahométans, ni par des décrets nouveaux »72.

Il ne faut pas se méprendre sur le sens de sa pièce Mahomet 73, écrite en 1739 et créée en 1741. Il s’agit en fait, comme au billard, d’un jeu à plusieurs bandes. C’est en fait l’intolérance de l’Église catholique et les crimes commis au nom du Christ qui sont les premiers visés par Voltaire, ce qu’il confie d’ailleurs très librement : « Ma pièce représente, sous le nom de Mahomet, le prieur des Jacobins mettant le poignard à la main de Jacques Clément 74 », lequel fut l’assassin de Henri III en 1589.

Cette attitude n’est pas, rapportée à aujourd’hui, très élégante, mais il faut dire qu’à l’époque l’Islam et les Musulmans sont loin : on peut tout leur mettre sur le dos, et les prendre, sans réaction de leur part, comme… têtes de turcs.

L’islamophilie politique de Rousseau

Pourtant le philosophe ne trompe personne : immédiatement attaqué en justice pour impiété et scélératesse, il doit retirer sa pièce. Notons de plus que son algarade ne sera pas unanimement appréciée 75.

Rousseau non plus n’a pas la vue obscurcie par les nuages d’encre répandus par les contempteurs de l’Islam. On relève rarement que, dans son Contrat social, il n’hésite pas à prononcer ce jugement : « Mahomet eut des vues très saines, il lia bien son sistême politique, & tant que la forme de son Gouvernement subsista sous les Caliphes ses successeurs, ce Gouvernement fut exactement un, & bon en cela 76. »

Rousseau.

Une anecdote piquante qui me fut à ce propos rapportée dans les années 1970 :

Lors d’une ambassade à Paris, peut-être celle de Mehmed Efendi en 1720, ou alors celle de Saïd Efendi en 1742, un magnifique dais est offert à la cathédrale de Paris. Le chapitre en est si fier qu’il l’arbore ostensiblement en tête des processions parisiennes auxquelles il se livre. Jusqu’au jour où un érudit déchiffre, dans le motif décoratif qui le borde, la chahada (šahāda), c’est-à-dire la profession de foi islamique : lā illāha ʾilā Llāh, « il n’est pas d’autre divinité que Dieu ». L’amour du beau le cède alors au dégoût et à la honte d’avoir fait le jeu de ces roués Infidèles…

Le rêve stambouliote de Napoléon

C’est avec ces deux approches sur la religion islamique aux antipodes l’une de l’autre que la société française va entrer brutalement en contact avec l’Islam dans ses multiples dimensions, religieuse et civilisationnelle, géopolitique et sociétale, avec l’expédition de Bonaparte en Égypte en 1798.

Notons, pour en finir avec cette époque, un événement significatif, qui n’advient que trois ans plus tôt. Avant de s’en prendre en Égypte aux troupes mameloukes dépendant du sultan Selim III, le jeune Bonaparte a bel et bien nourri le projet de partir pour Istanbul. Soucieux de voir le Sultan en position de répondre efficacement à une offensive russe, il « s’offre pour passer en Turquie avec une mission du gouvernement ».

Le Directoire répond à cette demande en arrêtant que notre jeune général de brigade se rendra à Istanbul avec ses deux aides de camp, deux capitaines, « pour y prendre du service dans l’armée du Grand seigneur et contribuer, de ses talents et de ses connaissances acquises, à la restauration de l’artillerie de ce puissant empire, et exécuter ce qui lui sera ordonné par les ministres de la Porte 77. »

L’histoire en a décidé autrement : le succès de Bonaparte dans la répression brutale, un mois et demi plus tard, de l’insurrection royaliste parisienne du 13 vendémiaire an IV (5 octobre 1795), le propulse général de division puis commandant de l’armée de l’Intérieur. Plus question alors de mission de « coopération technique », dirait-on aujourd’hui, chez le Grand Turc. La France révolutionnaire n’a nulle gêne à marcher la main dans la main avec celui en qui l’Église voit un suppôt de Satan, et une partie de ses penseurs, qui prêchent les Lumières, l’abomination des abominations en matière de gouvernement…

Roland Laffitte

Notes :

57 J’invite à lire sur ce sujet la belle étude de Mohammad Hafidh Yakoub, « Un spectre qui nous hante encore : le “despotisme oriental” », dans Roland Laffitte (dir)., Où en sommes-nous de l’Empire ?, Paris : AlfAbarre, 2014, 139-164.

58 Montesquieu, De l’Esprit des Loix, 2 vol., Genève : Barillot & Fils, 1748, notamment Livre V, chapitres XIV-XVI, 93-105.

59 Louis de Jaucourt, « Despotisme », dans Jean Le Rond d’Alembert & Denis Diderot (éd.), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers par des gens de Lettres, 35 vol., Paris : Briasson, David l’Aîné, Le Breton & Durand, IV, 886. 50

60 Voltaire, Correspondance Générale, dans Œuvres complètes, Paris : Société littéraire typographique, 1785, LI, 37.

61 Abraham Yacinthe Anquetil Duperron, Législation orientale, Amsterdam : Marc-Michel Rey, 1778.

62 Nicolas-Antoine Boulanger & Paul Henri Thiry d’Holbach, Recherches sur l’origine du despotisme oriental, Ouvrage posthume de Mr. B.I.D.P.E.C., éd. Londres : Chez Seyffert, 1762. 51

63 Sadek Neaimi, « Un fantasme philosophique : le despotisme oriental », dans Paul Dumont & Rémy Hildebrand (dir., L’Horloger du sérail : aux sources du fantasme oriental chez Jean-Jacques Rousseau, Paris : Maisonneuve et Larose ; Beyoğlu-Istanbul : Institut français d’études anatoliennes, 2005.

64 Marracii, Ludovico, Alcorani textus universus ex correctioribus Arabum exemplaribus…, Patavii : ex tip. Seminarii, 1698.

65 Humphrey Prideaux, La vie de Mahomet où l’on découvre amplement la vérité de l’imposture, Amsterdam : George Gallet, 1699. 52

66 Pierre Bayle, « Mahomet », dans le Dictionnaire historique et critique, 3 vol., Rotterdam : Reinier Leers, 1697, III, 469-492. Voir à ce sujet Dominique Carnoy-Torabi, « Pierre Bayle, un défenseur déiste de l’islam », Mohammed Arkoun (dir.), Histoire de l’islam et des musulmans en France, op. cit., 475.

67 Ismael Abu’l Feda, de Vita et rebus gestis Mohammedis, textum arabicum primus edidit, latine vertit, praefatione et notis illustravit Joannes Gagnier, Oxoniae : e theatro Sheldoniano, 1723. En français : Jean Gagnier, La Vie de Mahomet, Amsterdam : Jean Leclerc, 1732.

68 Henri de Boulainvillier, La vie de Mahomed, Amsterdam : Pierre Humbert, 1730 ; puis Histoire des Arabes, avec la vie de Mahomed, Amsterdam : Pierre Humbert, 1731.

53

69 George Sales, The Koran, Commonly Called the Alcoran of Mohammed, London : C. Ackers, 1734.

70 En langue française, George Sales, Observations historiques et critiques sur le Mahométisme ou Traduction du Discours préliminaire de la traduction du Coran, Genève : Barillot et fils, 1751.

71 John Tolan, « Les Lumières voyaient le Prophète comme un héros du rationalisme », dans Le Monde des religions, du 26 septembre 2018 ; et plus généralement son ouvrage. Mahomet l’européen : Histoire des représentations du Prophète en Occident, Paris, Albin Michel, 2018. 54

72 Voltaire, « ALCORAN ou plutôt LE KORAN », dans le Dictionnaire philosophique, Dictionnaire philosophique, dans Œuvres complètes, 50 vol., Paris : Éd. Garnier, 1898, t. XVII, 98-107.

73 Voltaire, Le fanatisme ou Mahomet (1739), éd. Amsterdam : J Desbordes, 1743.

74 Voltaire, « Lettre à M. César De Missy » du 01/09/1742, dans Lettres inédites de Voltaire, 2 vol., Paris : Didier & Cie, 1856, I, 450. 55

75 Voir infra l’attitude de Bonaparte à ce sujet, 39.

76 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social ou principes du droit politique, Amsterdam : Marc Michel Rey, 1762, 303-304. 56

77 Voir François-Gilbert Le Bon de Coston, Biographie des premières années de Napoléon Bonaparte, 1840, I, 398 et 400. 57

 

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