Le rabbin Gabriel Hagaï nous présente la conception du mal et son rapport à la figure de Satan selon les textes exotériques et ésotériques de la tradition juive, sur Mizane.info.
Pour répondre à une question qu’on m’a posée sur la notion de Satan dans le judaïsme, je commencerais par une petite précision liminaire : Selon la tradition toraïque, au-delà de notre Monde matériel (‘Asiyyâ [Action]), il existe 3 Mondes spirituels : Yeṣîrâ (Formation), Berî’â (Création) et Aṣîlâ (Émanation) – en plus du Ên-Sôf (Infini), c’est-à-dire de l’Absolu divin. Ils sont appelés aussi « Palais [angéliques] (Hêkhâlôt) ». Au niveau absolu de Dieu, il n’existe pas de mal, car Dieu est ipséiquement Bon, par définition. De même, il n’y en a pas au niveau des Anges (Mal’âkhîm), car ils ne possèdent pas de libre arbitre. Le bien et le mal dans leur antagonisme dualistique n’existent qu’au niveau humain.
Ainsi, vu qu’il n’y a pas de dualité dans l’Absolu, il n’existe pas d’« Opposant » divin (ou d’« Adversaire ») qui incarnerait ontologiquement le Mal (à l’opposé d’un certain discours tenu dans la tradition chrétienne, ou encore plus dans les religions perses). Par contre, le mal peut être personnifié de manière symbolique – même s’il n’existe que dans l’Homme –, comme il est dit (T. Bâvâ Batrâ 16a, au nom de R. Shim‘ôn ben Lâqîsh) : « Le Satan, le Serpent, le Mauvais Penchant et l’Ange de la Mort sont tous la même chose. »
Incidemment, l’Ange de la Mort s’appelle également Semâ’él dans notre tradition mystique (Qabbâlâ). Il incarne le mal, représenté symboliquement par la qelippâ (l’écorce, l’enveloppe), qui ne peut exister qu’en s’alimentant de la sainteté (i.e. du bien). La qelippâ n’a pas d’existence propre, mais n’existe que par le fait des mauvaises décisions humaines – au niveau de la pensée (maḥshâvâ), de la parole (dibbûr), et de l’acte (ma‘asè).
Le mal est l’absence de bien
Comme le mal est perçu au niveau humain relatif, alors cela signifie que Dieu le laisse exister ici-bas comme s’Il l’avait créé. Ainsi, il est écrit (Isaïe XLV:7) : « Je forme la lumière et Je crée les ténèbres, Je fais la paix et Je crée le mal ; Moi, l’Éternel, Je fais toutes ces choses). » De même (Ecclésiaste VII:14) : « car Dieu a fait l’un [le mal] comme l’autre [le bien]). » De la même manière que l’obscurité est en fait l’absence de lumière (et donc n’existe pas en tant que telle, même si elle est nommée [ḥoshekh] dans la Torah), ainsi le mal n’est que l’absence de bien (cf. Maïmonide, Guide des Égarés III, 10) – ; et la Torah ne le nomme que parce qu’elle utilise le langage dualistique des êtres humains (T. Berâkhôt 31b, T. Nedârîm 3a, etc.) : « La Torah parle le langage des Hommes. »
En hébreu, le bien se nomme ṭôv et le mal ra‘. La Torah nous exhorte à faire le bien, comme il est écrit (Deut. XXX:15) : « Regarde, Je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bien, la mort et le mal. » ; et (ibid. 19) : « Choisis la vie. » Cette injonction est également répétée deux fois dans le Livre des Psaumes (Ps. XXXIV:15 et XXXVII:27) : « Eloigne-toi du mal, et fais le bien. »
Cette lutte entre le bien et le mal ne se passe que dans l’être humain, au niveau de la pensée (maḥshâvâ), de la parole (dibbûr), et de l’acte (ma‘asè) : c’est la lutte du yéṣer (penchant, dessein) – aussi appelé yéṣer hâ-râ‘ (mauvais penchant, inclinaison au mal). La liberté de suivre la volonté de Dieu ou choisir le mal n’existe qu’au niveau de l’Homme.
C’est ce que rapporte R. Baḥyâ Ibn-Paqûda (XIe siècle, Espagne) dans son Livre des Devoirs du Cœur (Séfer Ḥôvôt hal-Levâvôt, section Yéḥûd ham-Ma‘asè, chapitre V) : « Un Sage dit à des guerriers revenant du combat : « Vous êtes revenus du petit combat, préparez-vous au grand combat. » « Quelle est-il ? » lui demandèrent-ils. « Le combat du yéṣer et de ses armées » leur répondit-il. »
Etre mal et avoir mal
Cette liberté de choix – ce libre arbitre (beḥîrâ ḥofshît) –, Dieu l’a placée sous la forme de ce yéṣer dans le cœur de l’être humain, comme il est écrit (Genèse VIII:21) : « Le dessein du cœur de l’Homme est mauvais dès sa jeunesse. » Ainsi, notre tradition de rapporter (T. Qiddûshîn 30b) : « [Dieu dit] : Mes enfants, J’ai créé le mauvais penchant et Je lui ai créé la Tôra [comme] remède. » Et nos Sages d’ajouter (ibid.) : « Si ce menuwwâl (tordu, pervers – i.e. le yéṣer) te rencontre en chemin, entraîne-le (moshkhéhu) vers la maison d’étude (bêt ham-midrâsh). » Car il est dit (Proverbes III:18) : « Elle est [la Tôra] un arbre de vie pour ceux qui la saisissent. » Les fruits de la Torah (et de son étude) contrent les fruits de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal.
Ceci est illustré par un apologue talmudique sur Hillel l’Ancien (T. Shabbât 31a) : « Quelqu’un demanda à Hillel (Ier siècle avant EC) de résumer la Torah en se tenant sur un seul pied. Celui-ci dit alors (en araméen) : « Ce que tu détestes, ne le fais pas à l’autre. Ceci est toute la Torah, le reste n’est que son commentaire ; va donc étudier (zél gemor) !” » Le bien (haṭ-ṭôv), c’est donc ce qui respecte les principes absolus de la Vie et de l’Amour.
Ici-bas, l’être humain a de la peine à différencier le mal (« être mal ») et la douleur (« avoir mal »), et donc attribue souvent un jugement péjoratif à l’épreuve (nissâyôn) douloureuse.
Mais l’épreuve par la souffrance (appelée aussi « malédiction [qelâlâ] ») – envoyée par Dieu – peut avoir un rôle spirituel, selon la métaphore de l’âne (ḥamôr) utilisée par nos Sages. Pour faire avancer un âne, il existe deux manières : la carotte et le bâton. Les épreuves sont le bâton pour faire avancer cet âne vers le bien, au même titre que la carotte. C’est le sens profond (sôd) de la fête de Pûrîm, prescrite par le livre d’Esther, dans laquelle nous devons boire (le-ibbassômé) jusqu’à ne plus distinguer entre la malédiction de l’impie (le bâton) et la bénédiction du juste (la carotte).
Dualisme et relativisme, un double écueil
Ainsi, tout ce qui arrive à l’être humain est pour son bien – tout a un sens – rien n’arrive pour rien – car tout vient de Dieu, l’Unique, le Maître des Univers. C’est ce qu’affirme Job (Job II:10) : « Quoi ! nous recevons de Dieu le bien, et nous ne recevrions pas aussi le mal ? ». C’est pour cela que nos Sages décrètent (Mishnâ Berâkhôt IX:5) : « l’Homme est obligé (ḥayyâv) de “bénir” (le-vârékh) [i.e. de reconnaître la bénédiction divine] dans le mal (‘al hâ-râ‘â) de la même manière qu’il le fait dans le bien (‘al haṭ-ṭôvâ). » Ceci revêt la forme d’une bénédiction à réciter lors d’une épreuve douloureuse (décès, perte personnelle importante, calamité naturelle, etc.) : « Tu es Source-de-bénédiction, ô Éternel, notre Dieu, Roi du monde, Juge de Vérité). » De tout “mal” découle un bien.
C’est ainsi que se résout le problème du juste souffrant, personnifié dans la Bible par Job (Iyyôv). À propos de l’Ange – nommé en hébreu Sâṭân (« Procureur, Accusateur ») – obligé d’éprouver Job, il est dit (T. Bâvâ Batrâ 16a, au nom de R. Yiṣḥâq) : « La douleur du Satan est plus grande que celle de Job –, à l’image d’un esclave auquel son maître a ordonné de briser la jarre, mais de garder son vin. »
Incidemment, plus une âme est universelle (kôlèlet) – celle d’un saint, par exemple –, plus elle prend sur elle-même (par amour) les épreuves des autres – vu que ces autres ne sont qu’elle-même, en fait. Ainsi, un juste peut “souffrir” pour sa ville – une autre manière de dire que le mérite (zekhût) du ṣaddîq (saint) protège le lieu où il réside.
Sortir de la dualité, c’est éviter de juger, d’attribuer un jugement moral là où ce n’est pas nécessaire. Le lion est-il mauvais quand il chasse la gazelle ? Fait-il le mal ? Que pense la mouche de l’araignée ? La mort n’est pas mauvaise en elle-même (ni la souffrance), mais constitue avec la naissance le grand cycle de la Vie.
Ceci dit – et c’est très important d’insister là-dessus –, il faut aussi éviter de tomber dans un relativisme nauséabond qui réfuterait la pertinence éthique du mal face au bien. Ainsi, l’être humain doit être (Ps. I, 3) « comme un arbre planté près d’un courant d’eau, » dont le faîte touche le ciel – i.e. sa conscience se réalise dans l’Absolu de Dieu – et dont les racines sont ancrées dans le sol – i.e. ses actes ici-bas sont le fruit d’une grande attention aux détails relatifs les plus fins. Réalisant de ce fait (Nombres XXXII:22) : « Vous serez sans reproche vis-à-vis de l’Éternel et vis-à-vis d’Israël » et (Proverbes III:4) : « Tu acquerras ainsi de la grâce et une raison saine, aux yeux de Dieu et des Hommes. »
Satan : tentateur, séducteur et accusateur
En choisissant le bien, l’être humain devient le shuttâf (partenaire, associé) – ou le co-créateur – avec Dieu de ce monde-ci à parfaire (T. Shabbât 119b, 10a, etc.). Ce concept est développé à partir du midrâsh (commentaire) sur le verset (Genèse II:3) : « […] qu’Il avait créée « pour être faite » – où « la-‘asôt (pour être faite) » est apparemment superflu et ne changerait pas le sens du verset par son absence. Se réalise alors en l’Homme cet aphorisme mishnaïque, au nom de Rabban [notre Maître] (Mishnâ Âvôt II:4) :
« Fais tienne Sa volonté (reṣônô) afin qu’Il fasse Sienne ta volonté (reṣônâkh). » L’Homme réalise sa nature divine en l’embrassant pleinement. Il devient enfin l’être divin dont toutes les actions correspondent au plan prévu par Dieu pour Sa création. La volonté de la créature et celle du Créateur ne font plus qu’une. L’Amant (Ôhév), l’Aimé (Âhûv) et l’Amour (Ahavâ) ne font plus qu’Un dans l’Absolu.
Bien sûr, ce libre choix ne s’effectue que dans les paramètres octroyés préalablement par Dieu – tels que la taille, le genre, la race, l’époque, etc. –, comme le verset le suggère (Job XLI:11) : « Qui M’a devancé [alors que] J’ai payé) ? » Le Midrash (ad loc.) explique que Dieu dit à l’Homme : « Ne t’ai-Je demandé de donner la dîme si Je ne t’avais accordé la récolte avant ; ne t’ai-Je demandé de circoncire ton fils si Je ne t’avais donné un fils avant ; ne t’ai-Je demandé de poser une mezûzâ si Je ne t’avais octroyé une maison avant ; etc. »
Donc pour conclure après ces petites digressions savantes, Satan n’est qu’un ange parmi les autres. Il joue le rôle de l’accusateur céleste (ou du procureur) auprès de Dieu (cf. Midrâsh Rabbâ, Shemôt XVIII:5 ; ibid. XLIII:1) – ce qui apparaît dans son nom, provenant de la racine hébraïque ś-ṭ-n dont le champ sémantique est “accuser, reprocher, dénigrer”. Il est dénonciateur (cf. Midrâsh Rabbâ, Estêr VII:13), tentateur (cf. Midrâsh Tanḥûmâ, Berêshît XIII ; ibid. Wayyêrâ XXII), éprouveur (cf. Livre de Job), séducteur (cf. T. Bâvâ Batrâ 16a), et occasionnellement porteur des âmes humaines à leur Créateur (cf. Midrâsh Rabbâ, Devârîm XI:10) – tout cela sous les ordres du Seigneur des Mondes.
Bref, Dieu est l’origine de l’être humain et de ses épreuves ici-bas, ainsi que sa finalité (Isaïe XLV:22) : « Tournez-vous vers Moi, et vous serez sauvés, vous tous qui êtes aux extrémités de la terre. »
Gabriel Hagaï
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