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dimanche 28 avril 2024

Seydi Diamil Niane : «Entre sharia et haqiqa, il ne saurait y avoir d’opposition»

Seydi Diamil Niane.

Mizane.info publie une analyse de la relation entre sharia et haqiqa, une question au cœur des tensions entre wahhabites et soufis. Un texte signé Seydi Diamil Niane, chercheur à l’Institut Fondamental d’Afrique Noire (IFAN) de l’Université Cheikh Anta Diop (Dakar), extrait de son livre « Soufisme et wahhabisme, querelle des textes ou choc des lectures ? » (Albouraq).

L’un des points de départ de tous les désaccords entre les soufis et les wahhabites est la problématique de la sharia et de la haqiqa. Le premier terme désigne la loi révélée, le second, une réalité inaccessible à tous les musulmans, selon les soufis. Si les praticiens du soufisme n’y voient aucune contradiction, comme nous le verrons, les wahhabites, en ce qui les concerne, rejettent cette distinction qu’ils jugent être source de toutes les « dérives soufies 55 ».

L’enjeu du débat est la légitimation même de la voie initiatique (ṭarīqa) qui, en partant de la sharia, est censée ramener le novice jusqu’à la haqiqa, comme l’affirmait Frithjof Schuon dans un passé voisin 56. À l’époque contemporaine, le terme ṭarīqa est utilisé pour désigner les différentes confréries soufies. De ce point de vue, le débat sur Sharia et Haqiqa a comme enjeu, entre autres, la reconnaissance de l’orthodoxie ou de l’islamité de l’existence même des confréries.

Dans un pays comme le Sénégal où dominent les confréries que sont la Tijāniyya, la Qādriyya, le Mouridisme et la confrérie des Layènes, ce débat autour de la Sharia et de la Haqiqa peut directement impliquer le cadre sociétal ainsi que ce que d’aucuns appellent « le contrat social sénégalais ».

Toute la dispute vient de la définition que les deux courants donnent à chacun des termes. Pour la majorité des savants wahhabites, la distinction des sciences religieuses en loi révélée (sharia) et réalité ultime (haqiqa) est une atteinte à la religion. C’est ainsi que Abū ‘Abd al-‘Azīz Idrīs Maḥmūd Idrīs y voit l’une des principales causes de « l’égarement des soufis 57 ».

Pour lui, « les soufis et les ésotéristes chiites (al-bāṭiniyya) entendent par ces deux termes qu’il y aurait, en islam, deux sortes de sciences. L’une, qui serait celle des exotéristes (ahl al-ẓāhir), est la voie islamique (al-sharia al-islāmiyya) enseignée par le Prophète lui-même […] Les soufis délaissent ladite science et considèrent que le fait de s’y limiter est synonyme de rabaissement. Pour eux, la personne qui a étudié la loi révélée, le Coran et la sunna, fait partie de la masse des croyants dont les avis importent peu. La deuxième science est ce qu’ils appellent celle de la réalité ultime (‘ilm al-haqiqa) qu’ils prétendent recevoir directement de Dieu (wa huwa al-laḏī yu‘abbirūnahū bi-l-‘ilm al-ladunī). Pour les soufis, cette science est la seule qui compte et la seule dont le détenteur est digne d’être considéré comme savant 58 ».

C’est dans cette même démarche que ‘Abd al-Raḥmān al-Wakīl affirme dans sa célèbre critique du soufisme : « Demande aux soufis pourquoi la haine de leurs idoles salit-elle le Coran et la sunna ? Demande-leur ce qu’il en est de toute cette tromperie à propos de la vraie religion en supposant qu’il y aurait, en islam, une sharia et une haqiqa ? La shariasignifiant ce que Dieu a révélé au Prophète, la haqiqa les obsessions sataniques enfantant les innovations soufies ? Demande-leur, demande-leur encore et encore.

D’ailleurs, il n’est même pas utile de vous fatiguer. Voilà qu’Ibn ‘Ajība de passion fatimide (fāṭimiyy al-hawā 59) et de religion soufie (ṣūfī al-dīn) vous communique, lui-même, la réponse à toutes vos questions. Voilà son mensonge : « En ce qui concerne la science soufie, sachez que c’est le Prophète lui-même qui en est à l’origine. Dieu la lui a apprise par le biais de la révélation et de l’inspiration. En premier lieu, Gabriel lui a transmis la loi révélée (al-sharia). Après son assimilation, l’ange lui a appris la réalité ultime (al-haqiqa). Le Prophète a partagé cette dernière avec quelques personnes et l’a cachée à d’autres. Notre maître ‘Alī est le premier à l’avoir évoquée publiquement. Et c’est de lui que Ḥasan al-Baṣrī l’a apprise. »

Voilà un mensonge ô combien immense, commente ‘Abd al-Raḥmān al-Wakīl. Occulter une science ? Quel crime attribué au Prophète ! D’ailleurs, de quelle science parle-t-il ? Il s’agit de la haqiqa, connue dans la religion soufie… » 60

La question de l’exotérisme et de l’ésotérisme (al-ẓāhir wa al-bāṭin) est souvent évoquée par les wahhabites dans leurs critiques au sujet de la distinction entre shariaet haqiqa.

C’est ainsi que Laylā Bint ‘Abd Allah souligne que « depuis leur apparition, ces gens [les soufis] considèrent que la science qu’ils prétendent acquérir est supérieure au Coran et à la sunna 61 ».

Il s’agit de ce que les tenants de l’ésotérisme appellent ‘ilm al-bāṭin qui, selon Éric Geoffroy, « propose une explication au second degré, paradoxale, du monde, qui est le plus souvent incompréhensible pour les exotéristes 62 ».

Pour légitimer l’existence de la haqiqa à côté de la sharia, les soufis se réfèrent souvent au récit coranique du mystérieux Khaḍir et à sa rencontre avec Moïse. Prophète, Moïse juge tous les actes humains à la lumière de la révélation (waḥy).

Accompagnant Khaḍir, il voit ce dernier accomplir des actes condamnés par la loi dont il était garant. Khaḍir, à qui « une science émanant de Dieu » aurait été accordée, expliqua à Moïse avoir agi au nom de cette science. Pour les soufis, ce récit démontre l’existence de deux sortes de science, une accessible à tous, et une autre réservée à l’élite spirituelle 63.

C’est dans ce sens que Cheikh Khalid Bentounes déclare que : « Nous avons à travers ce récit coranique l’illustration de deux concepts qui semblent en opposition : la Loi, incarnée par Moïse représentant la justice temporelle, et la Connaissance intemporelle en possession de Khidr 64. Moïse suit scrupuleusement les préceptes de la Loi qui portent son jugement sur l’action apparente à travers une preuve évidente. Il condamne les actions de Khidr du point de vue légal, car sa connaissance est limitée au monde phénoménal (‘âlam al-mulk), alors que Khidr agit et puise son savoir et sa connaissance du monde imaginal (‘âlam al-malakût) 65 ».

À cette argumentation, un wahhabite subsaharien réplique que Khaḍir (Khidr) n’était rien d’autre qu’un prophète qui agissait, lui aussi, selon la révélation divine et non pas selon une science ésotérique 66.

Pour les soufis, cependant, il n’y a aucune contradiction entre les deux sciences. Au contraire, sans la haqiqa, la sharia, à leurs yeux, ne saurait être entièrement vécue. Citant Al-yawāqīt wa-l-durar de Ša‘rānī (m.1565), Maḥammad al-‘Arabī Al-Sā’iḥ (m.1891), l’une des références les plus importantes de la Tijāniyya, rappelle que la réalité d’un soufi n’est rien de plus que celle d’un juriste qui a mis son savoir en pratique et auquel Dieu a appris les subtilités et secrets de la loi révélée (al-sharia) 67.

Mais ce débat, bien que réactualisé par le wahhabisme, est historique. Déjà au Xe siècle, Abū Bakr Ṭāhir al-Abharī affirmait que la haqiqa n’était rien d’autre qu’une science, de la même manière que la science n’aurait pas d’existence sans une haqiqa 68. Autrement dit, une science, digne de ce nom, ne peut pas être réduite à sa seule manifestation exotérique.

À la même période, Al-Qušayrī allait dans le même sens que Abū Bakr Ṭāhir al-Abharī en soutenant que la sharia est en soi une haqiqa. La haqiqa, elle aussi, est une sharia. Toute haqiqa non appuyée par la sharia ne saurait être acceptée.

La même chose, toujours selon Al-Qušayrī, pourrait être dite à propos de la sharia69. « La Loi existe pour régir l’humanité, disait-il encore, tandis que la Réalité nous fait connaître les dispositions de Dieu 70. » « Fait partie des signes de l’amour de Dieu, affirmait, quelques années plus tôt Ḏū al-Nūn al-Miṣrī (m.859), le fait de suivre les traces du Prophète 71. »

Un peu plus tard, Junayd (m.911), disait, lui aussi, que « notre voie se limite aux enseignements du Coran et de la sunna 72 ». Puis le débat transcende les temps. Plus proche de nous, Denis Gril fait de la haqiqa « le sens réel et supérieur de la sharia73 ».

Dans cette même logique, René Guénon fait appel au vieux symbolisme de l’écorce et du noyau 74, là où Éric Geoffroy fait de la soumission ésotérique à Dieu une facette de la même pièce que la soumission exotérique 75.

Autrement dit, il n’y a, pour les soufis, aucune contradiction entre la sharia et la haqiqa. Ce sont les mêmes arguments que les praticiens du soufisme invoquent pour légitimer l’existence d’une science exotérique (ẓāhir) et d’une autre ésotérique (bāṭin). Le sens littéral des versets coraniques, pour les soufis, n’évacue pas l’existence d’un autre sens plus subtil.

L’imam al Ghazali faisait référence à un œil externe et à un autre interne. Le premier se limite à ce qui est extérieur, l’autre le dépasse 76. Mais dépasser la vision de l’œil externe, pour Ghazali, ne signifie pas aller à son encontre. Aussi, un soufi comme cheikh Aḥmad Idrīs (m.1837) ne voit-il pas dans l’ésotérisme des versets coraniques une quelconque trahison de leurs significations littérales 77.

Ainsi, Elhadji Malick Sy (m.1922) peut se permettre depuis le Sénégal, en parlant de l’ésotérisme, d’affirmer que : « … l’on dira que l’appeler science du bâṭin est uniquement conventionnel, car elle est en fait un ‘‘bâṭin’’ (caché) par rapport à nombre de gens.

La science, elle-même, peut avoir une définition exotérique (ẓâhir) pour certains et ésotérique (bâṭin) pour d’autres. Il en est ainsi par exemple, de la grammaire, qui est une science claire pour les spécialistes et inaccessible à celui qui ne la comprend pas. D’ailleurs, il en est de même de toutes les sciences.

Mais étant donné que la science des gens 78 est inaccessible à la plupart des hommes, elle mérite cette dénomination plus qu’une autre science. Saisissant bien cela, tu dois savoir que ce qu’on nomme science ésotérique chez certains ne diffère pas de la science exotérique. Aussi ne peut-elle rendre licite ce qu’elle interdit ou interdire ce qu’elle rend licite comme nombreux sont portés à le croire parmi les ignorants. Et l’histoire de Ḫidr (paix sur lui) ne saurait leur servir d’argument. Nombre de gens le considèrent comme prophète. Retenons seulement qu’il a reçu la révélation divine, ce qui est corroboré par son propos : ‘‘je ne l’ai point fait de ma propre initiative’’. C’est plutôt un ordre de Dieu.

Quant à dire qu’il est walî (ami de Dieu) et qu’il a accompli l’acte par voie d’inspiration (ilhâm), il est possible que l’ilhâm fût à son époque une preuve suffisante.

Mais lorsqu’il est conforme aux enseignements du Coran et de la Sunna [on l’accepte], parce que ces derniers font autorité. Mais s’il les contredit, on en déduit qu’il ne constitue pas un [vrai] ‘‘ilhâm’’, entendu que ‘‘l’ilhâm’’ ne saurait être en contradiction avec les enseignements de la Charî‘a 79 ».

Dans le même souci de clarification, il dit en poétisant : « Tout ésotérisme (bâṭin) non conforme À la Charî‘a, n’est que pure vanité (bâṭil) […] Le ‘‘dévoilement’’ existe. Mais la condition de sa validité C’est d’être conforme à la Tradition de Celui qui apaise les chagrins 80. »

Que dire des déclarations de quelques soufis qui peuvent être une incompréhension pour le croyant non habitué à leur doctrine ?

« Les soufis, répond Maḥammad al-‘Arabī al-Sā’iḥ, sont comme les savants qui font l’effort personnel d’interprétation des textes (al-a’imma al-mujtahidīn), et on ne doit pas critiquer leurs propos avant d’avoir une connaissance parfaite de leur champ lexical (muṣṭalaḥihim). Toute personne dont les débordements (šaṭḥ) vont à l’encontre de la Loi (sharia) est soit un intrus qui n’a rien à voir avec leur voie, soit quelqu’un qui a été dominé par un état (ḥāl) soit un débutant sur le chemin de la perfection 81. »

Quoi qu’il en soit, selon l’auteur tijānī, en cas de contradiction avec l’explicite des sources scripturaires, il ne faut pas se référer auxdites déclarations. Autrement dit, entre la sharia et la haqiqa, il ne saurait y avoir d’opposition.

Seydi Diamil Niane 

Notes :

55-Muḥammad al-‘Abd & Ṭāriq ‘Abd al-Ḥalīm, Al-Ṣūfiyya, naš’atuhā wa taṭawwuruhā, Kuweit, Dār al-arqam, s.d., p.52.

56-Frithjof Schuon, Comprendre l’Islam, Paris, Seuil, 1976, p.43.

57-Abū ‘Abd al-‘Azīz Idrīs Maḥmūd Idrīs, op.cit., p.109.

58-Ibid.

59-Comme beaucoup de wahhabites, l’auteur fait ici un lien entre le chiisme et le soufisme.

60-‘Abd al-Raḥmān al-Wakīl, op.cit., p.20.

61-Laylā Bint ‘Abd Allah, op.cit., p.19.

62-Éric Geoffroy, Le soufisme : voie intérieure de l’islam, op.cit., p.19.

63-Pour une analyse inégalée de cet épisode, nous renvoyons à Faouzi Skali, Moïse dans la tradition soufie, Paris, Albin Michel, 2011, pp.219-239.

64-Ce personnage est tantôt appelé Khaḍir, tantôt Khiḍr.

65-Cheikh Khaled Bentounes, Thérapie de l’âme, Paris, Albin Michel, 2011, p.101.

66-Aḥmed Lô, Taqdīs al-ašḫāṣ fī-l-fikr al-ṣūfī, Dammam et Caire, Dār Ibn al-Qayyim & Dar Ibn ‘Affān, 2002, vol. I., pp. 391-396.

67-Maḥammad al-‘Arabī al-Sā’iḥ, Buġyat al-mustafīd lišarḥ munyat al murīd, Dār al-fikr, s.d., p.11.

68-Abū ‘Abd al-Raḥmān al-Sulamī, Ṭabaqāt al-ṣūfiyya, Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, 1997, p.297.

69-‘Abd al-Karīm al-Qušayrī, op.cit., p.145.

70-Éva de Vitray-Meyerovitch, Rûmî et le soufisme, Paris, Seuil, 2005, (rééd.), p. 80.

71-‘Abd al-Karīm al-Qušayrī, op.cit., p.42.

72-Ibid, p.71.

73-Denis Gril, « La Voie », in., Alexandre Popovic et Gilles Veinstein (éds.), Les voies d’Allah, Fayard, 1996, p.87.

74-René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme, op.cit., pp.29-36.

75-Éric Geoffroy, L’instant soufi, Actes Sud, 2000, p.13.

76-Abū Ḥāmid Ghazali, Le tabernacle des Lumières, (traduit de l’arabe par Roger Deladrière), Paris, Seuil, 1981, p.46.

77-Ḥasan b. ‘Ākiš, Al-Munāẓara al-kubrā bayn al-sayyid Aḥmad b. Idrīs wa fuqahā’ al-wahhābiyya, Caire, Maktaba ’umm al-qurā, s.d., pp.42-45.

78-Il s’agit des soufis.

79-Elhadji Malick Sy, Ce qu’il faut aux bons croyants, (traduit de l’arabe par Elhadji Ravane Mbaye), Beyrouth, Albouraq, 2003, pp.149-151.

80-Ibid., p.453.

81-Maḥammad al-‘Arabī al-Sā’iḥ, op.cit., p.16.

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