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mardi 03 décembre 2024

Suleiman Mourad et Paul Cobb : regards « décroisés » d’historiens sur les Croisades

Suleiman Mourad (à gauche) et Paul Cobb (à droite). 

Mizane Info publie la traduction d’un entretien de la revue History consacré à l’épisode des Croisades et sa perception dans le monde musulman et le monde occidental à travers un échange entre les historiens Suleiman Mourad et Paul Cobb. Suleiman Mourad est professeur de religion au Smith College et l’auteur de « The mosaic of islam ». Pau Cobb est professeur d’histoire islamique à l’université de Pennsylvanie. 

History : De manière générale, en quoi la vision islamique des croisades diffère-t-elle de celle des sources chrétiennes d’Europe occidentale ?

Suleiman Mourad : Si nous écrivions l’histoire des Croisades en nous basant sur les récits islamiques, il s’agirait d’une toute autre histoire. Il y avait sans aucun doute des guerres et des effusions de sang, mais il y avait aussi de la coexistence, des compromis politiques, du commerce, des échanges scientifiques, de l’amour. Nous avons pour en témoigner de la poésie, des chroniques et des preuves de mariages mixtes.

Les sources musulmanes correspondent-elles aux sources occidentales en termes de chronologie et de géographie ?

Paul Cobb : Chronologiquement, les sources musulmanes diffèrent des sources chrétiennes parce qu’elles ne reconnaissent pas les croisades. Elles reconnaissent les événements que nous appelons les Croisades aujourd’hui simplement comme une nouvelle vague d’agression franque sur le monde musulman. Pour les musulmans, les Croisades n’ont pas commencé à Clermont avec le discours du pape Urbain en 1095 [les croisés de ralliement], comme le racontent la plupart des historiens, mais des décennies plus tôt. En 1060, non seulement les chrétiens grignotaient les frontières du monde islamique, mais ils gagnaient des territoires en Sicile et en Espagne. Et alors que la plupart des historiens occidentaux reconnaissent la chute d’Acre en 1291 comme la fin des principales croisades, les historiens musulmans ne voient la fin de la menace franque que vers le milieu du XVe siècle, lorsque les armées ottomanes conquirent Constantinople.

SM : Dire que les Croisades ont commencé à Clermont en 1095 et se sont terminées à Acre en 1291, c’est se faire des illusions. L’histoire n’est pas si nette. Ce qui est arrivé avant et après reflète beaucoup de continuité et pas de changement brutal.

Et géographiquement ?

PC : Les musulmans ont vu la menace franque comme méditerranéenne. Ce ne sont pas seulement les Francs qui envahirent Jérusalem et la conservèrent 87 ans, mais un assaut constant et durable sur les zones les plus exposées du monde méditerranéen – l’Espagne, la Sicile, l’Afrique du Nord et la Turquie actuelle durant plusieurs siècles.

Au début des croisades, quelles étaient les limites physiques du monde islamique ?

PC : Le monde islamique – c’est-à-dire les terres qui reconnaissaient les dirigeants musulmans et l’autorité de la loi islamique – était beaucoup plus grand que l’Occident chrétien latin. Il s’étendait de l’Espagne et du Portugal, à l’ouest, à l’Inde, à l’est. Et de l’Asie centrale au nord, au Soudan et la corne de l’Afrique au sud.

A cette époque, le noyau du monde islamique était divisé entre une dynastie chiite en Egypte et une dynastie sunnite en Syrie et en Irak. Mais il y avait finalement un mouvement vers l’unification, non ?

PC : Saladin, le plus célèbre des héros croisés contre l’islam, était un politicien très astucieux qui savait qu’il devait mettre de l’ordre dans sa propre maison avant de pouvoir traiter avec les Francs. Il a pris le contrôle de l’Egypte, puis s’est mis à reconquérir la Syrie et certaines parties de l’Irak. Il alla finalement reprendre Jérusalem des croisés et les repoussa vers une bande étroite le long de la Méditerranée.

Portrait de Salah Ad-din al Ayyoubi, premier sultan de l’Egypte et de la Syrie et fondateur de la dynastie des Ayyoubides. Salah Ad-Din (Saladin en Europe) incarne dans la mémoire collective la résistance du monde arabo-musulman face aux croisades de l’Europe.

Qu’en est-il de la civilisation islamique médiévale. N’y a-t-il pas eu une floraison aux IXe et Xe siècles ?

SM : En fait, « l’âge d’or » de l’Islam dura beaucoup plus longtemps, du IXe au XIVe siècle, et il se déplaça de Bagdad à Damas puis au Caire. Pendant ce temps, il y a eu l’âge d’or des mathématiques, de l’astronomie et de la médecine, avec de nombreux progrès. Un exemple : un médecin nommé Ibn al-Nafis, qui vécut au XIIIème siècle au Caire, fut le premier à décrire la circulation pulmonaire du sang, quatre siècles avant que les Européens ne la découvrirent. Sur une grande échelle, les musulmans ont commencé à se réapproprier de manière créative la science et la philosophie de la tradition classique gréco-romaine-byzantine et ont commencé à repenser ces idées. Pour la quasi-totalité de l’appareil de la science, des mathématiques et de la logique, les savants musulmans, ainsi que d’autres basés dans le monde musulman, ont apporté des corrections et des innovations à la tradition gréco-romaine.

La vision de l’Occident par le monde islamique médiéval est un miroir de la vision actuelle de l’Islam par l’Occident : exotique et lointain, peuplé par une population guerrière fanatique, lente à se développer économiquement, avec de beaux monuments et des matières premières, mais non recommandable

Comment compareriez-vous les civilisations européennes et islamiques pendant cette période ?

PC : Le monde islamique était beaucoup plus grand et plus urbanisé, avec plus de richesse et de mécénat culturel, et plus de diversité ethnique et linguistique. Alors que les villes de la chrétienté occidentale avaient des populations mesurées par milliers – Paris et Londres en auraient peut-être 20 000 chacune – Bagdad comptait probablement des centaines de milliers de citoyens. Nous parlons donc d’une invasion des peuples d’une région marginale et sous-développée du monde vers l’une des zones les plus urbanisées et culturellement les plus sophistiquées de la planète. Cela explique le sentiment de traumatisme du côté musulman. Comment des gens de la périphérie du monde connu pourraient-ils envahir cette région divinement protégée, culturellement sophistiquée et militairement triomphante ? Cela a produit beaucoup d’introspection de la part des musulmans.

Si le mandat des croisés était de récupérer la Terre Sainte et de reprendre le contrôle de sites chrétiens importants comme Jérusalem, quelle était l’importance de ce territoire pour le monde islamique ?

PC : Jérusalem, l’une des villes les plus saintes de l’Islam après La Mecque et Médine, était l’un de ses lieux de pèlerinage les plus emplis de dévotion. La tradition islamique reposait sur de nombreuses traditions chrétiennes et révérait plusieurs figures connues de la Bible, y compris Jésus. Pour les musulmans, Jérusalem était au centre d’un vaste paysage sacré qui s’étendait jusqu’en Palestine et en Syrie.

Fresque représentant l’arrivée de Saladin à Jérusalem et son accueil par les chrétiens.

SM : Il y a beaucoup de littérature qui enjoint aux musulmans de protéger la Terre Sainte et de la sauvegarder en tant qu’espace islamique. Mais de nombreux endroits – à Jérusalem, à Acre, Saidnaya et ailleurs – ont été revendiqués par plus d’une communauté. Ce sont des sites sacrés pour tout le monde, et pas seulement pour un groupe.

Donc ils partageaient des sites sacrés pour lesquels, en théorie, ils étaient censés se battre ?

SM : Aujourd’hui nous avons une compréhension plus étroite de la notion de sites sacrés pour un groupe, avec l’idée que les autres ne devraient pas s’en approcher. À l’époque, il y avait une approche plus ouverte de la sainteté territoriale. Selon la théorie islamique, « il fallait combattre les chrétiens et protéger la Terre Sainte ». Mais en pratique, ils étaient prêts à partager. Nous savons pertinemment que lorsque les Croisés sont venus, la plupart des musulmans n’ont pas levé le petit doigt. Et dans une large mesure, les croisés n’ont pas interféré avec l’espace religieux musulman. Aussitôt que les croisés s’infiltrèrent, ils furent acceptés dans le paysage politique comme tous les autres venus : avec des alliances, des guerres, des traités, le commerce. Nous avons des lettres de Saladin au roi de Jérusalem, Baldwin III, qui lui transmettent son amitié et attestent d’alliances profondes. La relation n’était pas dogmatique, mais pragmatique.

Qu’est-ce que les musulmans médiévaux ont pensé des Européens ?

SM : La large perception musulmane des Européens les voyait comme des barbares. Il y a eu des clichés qui se sont répétés jusqu’au XIXe siècle – généralement sur leur manque de propreté, le fait qu’ils déféquaient dans la rue sans aucun sens de la vie privée. Les personnes qui connaissaient les croisés en avaient une compréhension beaucoup plus raffinée, mais les récits positifs n’ont pas été largement diffusés.

PC : Les voyageurs musulmans avaient une vision du monde hiérarchique. Au centre était le monde islamique. Sur ses marges, les peuples de l’Europe de l’Ouest qui se réchauffaient les mains aux feux de la civilisation. L’Europe était considérée comme froide et sombre et entourée de brume. Dans l’ethnographie médiévale ancienne, la géographie faisait office de destin. On croyait que les Francs étaient poilus, pâles et du Nord, sombres et sales. La vision de l’Occident par le monde islamique médiéval est un miroir de la vision actuelle de l’Islam par l’Occident : exotique et lointain, peuplé par une population guerrière fanatique, lente à se développer économiquement, avec de beaux monuments et des matières premières, mais non recommandable.

Les Templiers représentaient pour les musulmans un modèle mêlant religiosité et militantisme guerrier. Pour donner un parallèle moderne, ils ont été perçus de la même manière que les musulmans d’aujourd’hui se représentent Daesh : des hommes fanatiques, apportant à leurs combats une sorte de zèle religieux, et à leur religion une sorte de militantisme

Que disaient les auteurs musulmans ?

PC : Le plus célèbre est un auteur arabe nommé Ibrahim Ibn Ya’qub, qui a voyagé à travers l’Europe au Xe siècle. Il a laissé entres autres des témoignages de première main de la France, de l’Italie et de l’Allemagne. On apprend, par exemple, la luxuriance de la terre à Bordeaux, les pratiques de festins en Allemagne, même les pratiques de chasse à la baleine près de l’Irlande. Pour tout cela, il se réjouissait de la géographie européenne, mais il était horrifié par les gens qu’il rencontrait. « Ils ne se baignent qu’une ou deux fois par an, avec de l’eau froide », écrivait-il. « Ils ne lavent jamais leurs vêtements, qu’ils enfilent une fois pour de bon jusqu’à ce qu’ils tombent en lambeaux. »

SM : Ceux qui vivaient avec les croisés donnaient parfois une image plus subtile. Un diplomate nommé Usama ibn Munqidh s’est rendu dans les territoires des Croisés et s’est lié d’amitié avec les dirigeants. Il écrivit à propos de la visite d’un tribunal en avoir été très impressionné.

Que pensaient les musulmans des Templiers ?

PC : Ils étaient conscients du statut spécial des Templiers en tant que guerriers saints d’élite et les considéraient comme leurs adversaires francs les plus redoutables. Ils les voyaient aussi comme des hommes de principe, fanatiques, loyaux et fervents. Après la bataille de Hattin en 1187 – la plus grande défaite des Francs face à Saladin – ce dernier, généralement magnanime a insisté pour que les prisonniers templiers soient exécutés parce qu’ils étaient considérés comme une menace. De l’autre côté, Usama Ibn Munqidh raconte l’histoire d’un Franc, récemment arrivé en Terre Sainte, qui l’avait harcelé à propos de la façon dont il priait lorsqu’il s’est trouvé dans une chapelle des Templiers. Et les Templiers se sont excusés et ont aidé Usama. L’accueil pour la prière faisait partie d’un code diplomatique.

Illustration de Jérusalem, ville trois fois sainte.

SM : Les Templiers représentaient pour les musulmans un modèle mêlant religiosité et militantisme guerrier. Pour donner un parallèle moderne, ils ont été perçus de la même manière que les musulmans d’aujourd’hui se représentent Daesh : des hommes fanatiques. Ils apportent à leurs combats une sorte de zèle religieux, et à leur religion une sorte de militantisme.

Le djihad et la croisade sont-ils liés ?

PC : Il y a une ressemblance car ces deux notions partagent des racines communes dans le monothéisme, où Dieu est un Dieu jaloux. Les Croisades et le djihad ont offert le martyre à ceux qui sont mort pour eux. Mais ces deux notions ont des différences importantes. L’objectif des croisades étaient la libération de la terre sainte considérée comme légitimement chrétienne, tandis que le djihad visait à sauver les âmes.

SM : Personnellement, je ne vois aucune différence structurelle entre les deux notions. Le djihad est la réponse islamique à une agression religieuse. Les croisades étaient précisément une agression religieuse.

Quel a été l’impact des Croisades dans le monde musulman ?

SM : Les croisades ne sont pas considérées seulement comme une menace médiévale, mais comme une menace présente – une tentative perpétuelle de l’Occident de saper l’Islam. Ce pourrait être le colonialisme militaire ou le colonialisme culturel. Les groupes qui ont payé le plus grand prix de l’expérience des croisés étaient les chrétiens locaux (non européens). Au moment où les croisés ont été expulsés, les dynasties dominantes étaient sunnites. Beaucoup de chiites et de chrétiens locaux ont estimé que leur meilleure option était de se convertir. Au lendemain des croisades, l’influence au Moyen-Orient des chrétiens d’une part, des chiites d’autre part, devint moindre.

Pourquoi les croisades sont-elles toujours pertinentes aujourd’hui pour comprendre le Moyen-Orient ?

PC : C’est un peu ce que disait Mark Twain : « L’histoire ne se répète pas, elle rime. » Les idéologues modernes pourraient s’inspirer des croisades pour justifier le conflit contemporain dans le cadre d’un continuum millénaire. Mais la vérité est que les croisés et les musulmans se sont battus pour leurs propres objectifs, pas pour ceux qui nous motivent aujourd’hui.

SM : Trois mots : politique de la religion.

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« Les Croisades », Cécile Morrisson

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