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mardi 03 décembre 2024

Sur la dépendance

La dépendance, l’insouciance, l’oubli. Voilà le triptyque fatal de l’Homme moderne. Khadir Ouadah nous le décrypte dans une chronique littéraire que vous propose Mizane.info. Khadir Ouadah est professeur de philosophie, diplômé en éthique islamique et titulaire de plusieurs masters en droit à l’université Paris II.

Nous ne voyons jamais que la dépendance d’autrui. La dépendance est cet invité qui a élu domicile dans notre logis. Un invité que l’on ne voit plus, un invité qui n’en est plus un.

Pourtant, les dépendances des gens ne sont que le miroir qui reflète les nôtres, invisibles à nos cœurs qui se laissent aller. Quand la conscience n’est pas là, les passions dansent. Elle est malgré tout présente, mais endormie.

À supposer même qu’elle fut éveillée, on s’efforce de l’anesthésier, de la rendre moins audible, et puis de la faire taire, définitivement. Point de liberté
d’expression pour les trublions. La conscience est dangereuse pour les oublieux.

Un réveil brutal peut nous faire regretter le sommeil. Le sommeil est ce monde de rêves et de mirages, où l’on a donné des couronnes aux plaisirs et des sceptres aux divertissements. La dépendance administre le rêve tandis que la conscience dévoile le cauchemar.

Mais au monde des insouciants, l’instinct est roi. La dépendance-reine se présente à nous sous la forme du jeu d’un instant.

Puis, alors qu’elle sent son emprise croître, sa visite est de plus en plus régulière.

Ensuite, ne daignant même plus dissimuler ses intentions, elle soumet et domine quiconque tente de lui barrer le chemin.

Enfin, seule capitaine à bord, la dépendance-reine dirige et conduit le navire à la dérive.

Sur l’océan agité, d’autres submersibles peinent à redresser la barre. À la vérité, il n’y a que des submersibles à l’horizon.

Nuit noire, brouillard et tonnerre empêchent que les vaisseaux ne s’entrevoient.

Au milieu du chaos marin, nombre d’épaves futures s’enfoncent dans les profondeurs.

Ce n’est point la dépendance qui a asséné l’ébrèchement de grâce, mais bien la solitude.

Car trop de ces matelots s’imaginent seuls dans l’épreuve, alors que le maintien du cap est une difficulté partagée par tous.

Mais comment l’homme pourrait-il s’en rendre compte, lui qui a préféré la montre à la boussole ? « Par le Temps ! L’homme est certes en perdition » (Coran, sourate 103 Al-‘Aṣr [Le temps], versets 1 et 2).

Voici venu le temps des capitalistes du temps ! Le temps nous consume, et nous le lui rendons bien.

Hypnotisés par nos écrans, aspirés par ces films, noyés dans ces fantasmes, déterminés par la publicité, rongés par l’oisiveté, ensorcelés par la magie de la télévision, réfugiés dans la musique et autres drogues : telle est notre réalité.

Aussi drogués que les drogués, à la différence qu’eux le savent. La prison la plus dangereuse est celle dont on ne voit pas les barreaux, dit-on.

Et le philosophe Blaise Pascal de déclamer le plus grand malheur de l’homme, qu’il ne peut demeurer en repos seul dans une chambre.

Alors, plutôt que de faire face à la vie qui passe, et à sa finitude, l’homme se divertit.

Oublier ses questions pour ne pas y répondre, les éliminer en les contournant. En réalité, les oublier en y répondant autrement.

La liberté peut être la pire arme d’un système qui nous dépouille de toute conscience, comme elle peut être le meilleur moyen de nous affranchir des chaînes que l’on ne voit plus, à force de trop les voir. Surproduction des dépendances et massification de ses destinataires nous confortent et nous rendent moins coupables.

Notre drogue est socialement encouragée, économiquement profitable, technologiquement progressive, et actuellement bonne, croit-on.

Télévisions, ordinateurs et téléphones, ou l’histoire récente d’une hypnose à échelle planétaire.

Jamais autant la magie n’aura été si réelle, si palpable, si efficace. La magie n’existe plus, mais nous la vivons au quotidien.

Paradoxalement, le XXIe siècle – siècle de la science et du progrès, siècle de la technologie et de la vitesse, siècle encore de la libération de l’individu – est le siècle de toutes les aliénations et de tous les carcans.

Plus rien n’est voulu sincèrement, tout est artificiel. Même nos désirs,  surtout nos désirs. L’individualisme a un prix : l’uniformité.

L’évolution technologique et son intégration dans nos ménages ont uniformisé les modes de vie, et en passant les dépendances.

Toute la société de consommation repose sur le mensonge de la liberté sans éducation.

Mois après mois, semaine après semaine, l’homme court après un objet de consommation qui le consume, de l’intérieur. Car il ne peut être sans avoir, car l’avoir a comblé l’être.

Jamais il n’a voulu ceci ; on le lui a fait vouloir. Jamais il ne l’a proprement désiré ; on le lui a fait désirer. Ainsi l’on fait naître des besoins dans le cœur des hommes.

La liberté peut être la pire arme d’un système qui nous dépouille de toute conscience, comme elle peut être le meilleur moyen de nous affranchir des chaînes que l’on ne voit plus, à force de trop les voir.

Surproduction des dépendances et massification de ses destinataires nous confortent et nous rendent moins coupables.

Pourquoi sortir la tête de l’eau quand personne ne prend conscience de la noyade ? Et puis, au milieu de ce spectacle dramatique – je dis dramatique et non tragique, car la fatalité exclut toute réforme heureuse – d’aucuns s’érigent en juges de l’humanité.

Ils ne croient pas, n’espèrent plus, et prédisent la mort de l’espèce humaine. Inconscients qu’ils ne sont point les prophètes annonçant l’extinction du monde décadent, mais qu’ils en sont le symptôme.

Trop dépendants de leurs propres jugements. Bien des êtres ne sont jamais sortis de leur douleur par la faute du jugement sévère et définitif porté sur eux.

Comme l’exemple de cette sœur, et de ce frère, qui souffraient de ne pouvoir se libérer de quelque drogue, et qui, en recherchant la voie de la miséricorde et de l’accompagnement, ont trouvé le mur du jugement et de la condamnation.

Et ceci parce que nos juges furent juges, et non compagnons de route. Alors oui, toute forme de drogue est à condamner et à bannir. Pour autant, préférons la main tendue au doigt accusateur.

Il faut remercier de pouvoir pleurer, d’en être encore capable (…) car les larmes ici-bas appellent l’action des pieux, tandis que l’affliction dans l’au-delà n’est que regrets. Pleurer, c’est aussi se purifier (…) Sur le visage dur et asséché, les larmes coulantes tracent les sentiers humides de la vie, de la perte, de l’expérience et du temps (…) Au fond, guérir de la cécité ne demande pas simplement à ce que l’œil voit, mais à ce que le cœur comprenne : « Car ce ne sont pas les yeux qui s’aveuglent, mais ce sont les cœurs dans les poitrines qui s’aveuglent » (Coran, sourate 22, verset 46)

Parfois, la résistance ne consiste pas à combattre l’ignorance, mais à lutter pour appliquer ce que l’on sait. En définitive, il se peut que nous portions une part de responsabilité dans notre incapacité à accompagner les demandeurs d’aide, et de reconnaissance.

Car, en effet, il y a ceux qui voient la faute de qui souffre, et il y a ceux qui voient la souffrance de qui faute.

L’aube où la tristesse submerge nos cœurs, le crépuscule où le cœur se vide et ne laisse à sa surface que le sable chaud du désert, la nuit où l’homme fait face à sa finitude, ce jour-là est cadeau.

Car il ne faut point être pessimiste. Les demeures de nos cœurs abritent encore quelques fenêtres de lucidité. Il faut apprendre à se regarder soi pour sortir de soi, l’espace d’un instant. « Je est un autre », écrivait Rimbaud. S’observer comme si « je » était « tu », « il » ou « elle ».

Avec un regard exigeant et doux, strict et affectueux. Ne pas être trop dur avec soi-même. Surtout, ne jamais oublier de se pardonner. Le temps passe si vite que nous en oublions de méditer.

Se regarder dans le miroir de sa vie. Être lucide quant à ses dépendances et à ses manques, se lire tel que l’on est, au-delà de tout ce que les autres peuvent voir de nous. Une introspection douloureuse, mais nécessaire. Douloureuse, car personne n’est parfait.

La grande difficulté est d’être seul face à ses contradictions, et de prendre conscience que nous ne les réalisons qu’à ce moment précis. Ou peut-être que nous le savions déjà, mais que le voile était trop épais pour discerner ; jusqu’au moment où la vue devient perçante.

Tout à coup, à la tension qui jaillit de nous s’ajoute l’irrépressible conscience que la vie s’arrête. À nu, nous pouvons continuer à faire semblant, et oublier pour mieux s’oublier, ou sortir du lourd sommeil.

Les plus courageux pleureront, reconnaîtront les injustices commises envers leur propre être, puis se réformeront. Après, le cycle de la vie reprendra son cours, et nous oublierons. Malheureusement ? Pas nécessairement.

L’oubli fait partie intégrante de la constitution intellectuelle humaine. L’être humain est essentiellement oublieux. « Souviens-toi d’oublier », murmurait Nietzsche. L’oubli permet à la fois le cheminement vers le rappel et rappelle l’humilité de celui qui chemine.

On veut se rappeler car l’on sait que l’on oubliera, et l’on oublie pour mieux se rappeler. Plus profondément encore, et comme l’écrivait Augustin d’Hippone, la mémoire se souvient même de l’oubli.

Or, se souvenir de l’oubli est nécessaire pour s’empêcher d’oublier à nouveau. La tristesse est belle, les larmes sont lumineuses.

Il faut remercier de pouvoir pleurer, d’en être encore capable : « Puis, et en dépit de tout cela, vos cœurs se sont endurcis ; ils sont devenus comme des pierres ou même plus durs encore, car il y a des pierres d’où jaillissent les ruisseaux, d’autres se fendent pour qu’en surgisse l’eau, d’autres s’affaissent par crainte d’Allah. Et Allah n’est certainement jamais inattentif à ce que vous faites » (Coran, sourate 2 Al-Baqarah [La vache], verset 74).

Car les larmes ici-bas appellent l’action des pieux, tandis que l’affliction dans l’au-delà n’est que regrets. Pleurer, c’est aussi se purifier.

Tout comme la prière lave des péchés, les larmes versées purifient le cœur. Sur le visage dur et asséché, les larmes coulantes tracent les sentiers humides de la vie, de la perte, de l’expérience et du temps.

Chargés, les yeux ne seront plus jamais les mêmes qu’auparavant. Au fond, guérir de la cécité ne demande pas simplement à ce que l’œil voit, mais à ce que le cœur comprenne : « Car ce ne sont pas les yeux qui s’aveuglent, mais ce sont les cœurs dans les poitrines qui s’aveuglent » (Coran, sourate 22 Al-Ḥajj [Le pèlerinage], verset 46).

Khadir Ouadah

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