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lundi 23 décembre 2024

Titus Burckhardt : les « sciences exactes » éliminent l’Homme

Penseur de la philosophia perennis, auteur de plusieurs ouvrages sur la gnose islamique, Titus Burckhardt expose dans son livre Science moderne et sagesse traditionnelle la différence de perspective qui sépare les deux disciplines et ce que les sciences modernes ont perdu dans leur paradigme quantitatif. Extrait.

Toutes les erreurs des sciences soi-disant “exactes” se ramènent au fait que le type de pensée commun à ces sciences tend, au nom d’une connaissance “objective” du monde, à éliminer au maximum le sujet humain comme s’il n’existait pas, alors que c’est en lui, pourtant, que se déploie le monde phénoménal. La réduction de toutes les observations à des formules mathématiques permet dans une large mesure de faire comme s’il n’existait pas, en effet, de sujet connaissant, mais simplement une réalité “objective”.

On oublie délibérément que la cohérence logique du monde réside dans le sujet lui-même et que lui seul en est la garantie ; c’est le sujet qui, à condition de n’être pas conçu dans sa dimension de “Je” mais dans son essence spirituelle, est en fait le seul témoin de toute réalité objective.

L’éviction du sujet

Effectivement, la connaissance “objective” du monde, c’est-à-dire indépendante des impressions conditionnées par le “Je”, et donc, en ce sens, “subjectives”, suppose a priori certains critères immuables qui ne sauraient exister s’il n’y avait pas, dans le sujet lui-même, commandé par le “Je”, un fond impartial, un témoin qui transcende le Je, à savoir précisément le pur esprit. En dernière analyse, la connaissance du monde suppose l’unité sous-jacente du sujet connaissant, de sorte que l’on pourrait dire de la science volontairement agnostique des temps modernes ce que disait Maître Eckhart des athées : “ Plus ils blasphèment Dieu, plus ils le louent”.

Plus la science proclame l’avènement d’un ordre exclusivement “ objectif’ des choses, plus elle manifeste l’unité sous-jacente de l’esprit. Elle le fait, certes, indirectement et inconsciemment, à l’encontre de ses propres principes, mais elle affirme pourtant, à sa manière, ce qu’elle s’efforce de nier.

Dans la perspective scientifique moderne, le sujet humain dans sa totalité, à la fois sensibilité, pensée et esprit pur, est remplacé par cet artifice qu’est la pensée mathématique. On en arrive à évacuer toute vision du monde, voire à émettre des doutes à son propos : “Tout vrai progrès de la science, a écrit un théoricien contemporain(1), consiste en ce qu’elle se dégage de plus en plus de la pure subjectivité, qu’elle fait ressortir de plus en plus clairement ce qui existe indépendamment de la pensée humaine, quand bien même le résultat n’aurait plus qu’une très lointaine ressemblance avec ce que la perception originelle avait pris pour réel”.

Il ne s’agit donc pas seulement d’éliminer la fragilité des observations individuelles, conditionnée par les interférences sensorielles ou affectives; il faut également se défaire de tout ce qui, à titre “subjectif’, est inhérent à la perception humaine, à savoir la synthèse des impressions multiples en une image.

Tandis que, pour la cosmologie traditionnelle, la dimension métaphorique constitue la vraie valeur du monde visible, son caractère en tant que signe et symbole, au contraire, pour la science moderne, seul le schéma conceptuel auquel peuvent se ramener certains processus spatio-temporels possède une valeur cognitive.

Le sacrifice de la qualité au profit de la quantité

Cela vient du fait que la formule mathématique permet la plus grande généralisation possible sans abandonner la loi du nombre ; on peut donc toujours en faire la preuve sur le plan quantitatif. Mais c’est justement pourquoi elle ne saisit pas toute la réalité telle qu’elle s’offre à nos sens.

Elle effectue une sorte de tri, et tout ce que ce tri élimine est considéré comme non-réel par la science moderne. Font naturellement partie de cette exclusion tous les aspects purement qualitatifs des choses, c’est-à-dire leurs propriétés qui, tout en étant perceptibles par les sens, ne sont pas strictement mesurables, qualités qui, pour la cosmologie traditionnelle, sont les traces les plus authentiques des réalités cosmiques, lesquelles recoupent la dimension quantitative et la transcendent.

La science moderne ne fait pas seulement une impasse sur le caractère cosmique des qualités pures, elle va jusqu’à mettre en doute l’existence même de ces propriétés, dans la mesure où elles se manifestent sur le plan physique. A ses yeux, par exemple, les couleurs n’existent pas comme telles, mais sont seulement les impressions “subjectives” des différents degrés d’oscillation de la lumière. “Une fois admis le principe — écrit un représentant de cette science (2) — selon lequel les qualités perçues ne peuvent être conçues comme propriétés des choses elles-mêmes, dès lors la physique offre un système entièrement homogène et sûr de réponses aux questions concernant ce qui est réellement sous-jacent aux couleurs, aux sons, aux chaleurs, etc.”. L’homogénéité de ce système, qu’est-elle sinon le résultat d’une réduction des aspects qualitatifs de la nature à leur expression quantitative ?

La science moderne nous invite donc à sacrifier une bonne partie de ce qui fait, pour nous, la réalité du monde, et elle nous offre en contrepartie des schémas mathématiques dont le seul avantage consiste à nous aider à manipuler la matière sur son propre plan, celui de la stricte quantité.

Le tri mathématique effectué sur la réalité n’écarte pas simplement les propriétés dites “secondaires” des choses perceptibles, telles que les couleurs, les odeurs, les saveurs, les sensations de chaud ou de froid, mais aussi et surtout ce que les philosophes grecs et les scolastiques appelaient la “forme”, c’est-à-dire le “sceau” qualitatif, l’“empreinte” imprimée par l’essence unique d’un être ou d’une chose. Pour la science moderne, la forme essentielle n’existe pas.

L’esprit échappe à la quantité

Comme l’écrit un théoricien de la science moderne 3 : “Quelques rares tenants de l’aristotélisme entretiennent peut-être encore l’idée de pouvoir, grâce à quelque illumination de l’intelligence par le moyen de l’intellectus agens, entrer intuitivement en possession des concepts relatifs à l’essence des choses de la nature, mais ce n’est là qu’un beau rêve… Les qualités essentielles des choses ne sont pas accessibles à la contemplation, elles doivent être découvertes au terme d’un laborieux travail d’investigation fondé sur l’expérience”.

Titus Burckhardt.

A ces déclarations, un Plotin, un Avicenne ou un saint Albert le Grand auraient répondu qu’il n’y a rien dans la nature d’aussi manifeste que les essences (non pas les “concepts essentiels”) des choses, puisqu’elles se révèlent dans les formes essentielles. Il est évident que l’on ne saurait les découvrir au terme d’un “laborieux travail d’investigation”, puisqu’elles échappent à la mesure quantitative ; en revanche, l’intuition spirituelle qui les saisit prend spontanément appui sur la perception sensible, mais aussi, dans une certaine mesure, sur l’imagination, dans la mesure en effet où celle-ci synthétise les impressions reçues de l’extérieur.

Titus Burckhardt

Notes :

1-James Jeans, Die neuen Grundlagen der Naturerkenntnis, Stuttgart 1935.

2-B. Bavink, Hauptfragen der heutigen Naturphilosophie, Berlin 1928. (pp. 40-42)

3-Josef  Geiser, Allgemeine Philosophie des Seins und der Natur, Munster i.W. 1915.

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