Que sait-on de l’art islamique ? Quel en était l’esprit ? Penseur musulman proche de Guénon et de Schuon, Titus Burkhardt, auteur de l’ouvrage « L’art de l’islam » nous en livre une introduction sur l’aniconisme, l’absence de représentation figurée, dans un extrait publié par Mizane.info.
L’interdiction de l’image, en Islam, ne vise à rigoureusement parler que l’image de la divinité. Elle se situe donc dans la perspective du Décalogue ou, plus exactement, du monothéisme abrahamique que l’Islam entend renouveler : dans sa dernière comme dans sa première manifestation — au temps de Mohammed comme au temps d’Abraham — le monothéisme s’oppose directement au polythéisme idolâtre1, de sorte que l’image plastique de la divinité se présente pour lui, selon une « dialectique » à la fois historique et divine, comme la marque de l’erreur qui « associe » le relatif à l’absolu, ou le créé à l’incréé, en rabaissant celui-ci à celui-là.
L’aniconisme n’est pas un iconoclasme
La négation de l’idole, ou mieux encore sa destruction, est comme la traduction en termes concrets du témoignage fondamental de l’Islam : la formule Lâ ilâha illâ Allâh (« Il n’y a pas de divinité hormis Dieu »). Et, de même que ce témoignage, en Islam, domine tout ou consume tout à l’instar d’un feu purificateur, la négation de l’idole, effective ou virtuelle, tend à se généraliser : ainsi, l’on évite de représenter les envoyés divins (rusul), les prophètes (anbiya) et les saints (awliya), non seulement parce que leurs images pourraient devenir l’objet d’un culte idolâtre, mais aussi par respect de ce qu’il y a en eux d’inimitable.
Ils sont les vice-régents de Dieu sur terre ; « Dieu créa Adam dans Sa forme » (parole du Prophète) et cette ressemblance de l’homme à Dieu devient en quelque sorte manifeste dans les prophètes et les saints, sans toutefois qu’on puisse la saisir sur le plan purement corporel. L’image inanimée et figée de l’homme divin ne serait qu’une coquille vide, une imposture, une idole.
Dans les milieux sunnites arabes, on recule même devant la représentation de n’importe quel être vivant, par respect du secret divin contenu dans toute créature 2, et si l’interdiction de l’image n’est pas observée avec la même rigueur dans tous les milieux ethniques, elle n’en est pas moins stricte pour tout ce qui fait partie du cadre liturgique de l’Islam : l’aniconisme — c’est le terme qui convient ici et non pas celui d’iconoclasme 3 — devint en quelque sorte coextensif du sacré. Il est même un des fondements, sinon le fondement, de l’art sacré de l’Islam.
Les paradoxes d’une interdiction
Cela peut sembler paradoxal car le fondement d’un art sacré est le symbolisme et, dans une religion qui s’exprime par ailleurs en symboles anthropomorphes — le Coran parle du « visage » de Dieu, de Ses « mains » et du trône sur lequel II est assis — le rejet de l’image paraît saper la racine même de l’art visuel ayant trait aux choses divines.
Mais il faut tenir compte de tout un ensemble de compensations subtiles et notamment de ceci : un art sacré n’est pas nécessairement fait d’images, même pas au sens le plus large du terme. Il peut n’être que l’extériorisation pour ainsi dire muette d’un état contemplatif et, dans ce cas ou sous ce rapport, il ne reflétera pas des idées mais il transformera l’environnement qualitativement, en le faisant participer à un équilibre dont le centre de gravité est l’invisible.
Il est facile de constater que telle est la nature de l’art islamique : son objet est avant tout l’environnement de l’homme — d’où le rôle dominant de l’architecture — et sa qualité est essentiellement contemplative.
L’aniconisme n’amoindrit pas cette qualité, bien au contraire, car en excluant toute image qui invite l’homme à fixer son esprit sur quelque chose en dehors de lui-même, à projeter son âme en une forme « individualisante », il crée un vide.
L’art islamique de l’invisible
A cet égard, la fonction de l’art islamique est analogue à celle de la nature vierge — notamment du désert — qui favorise aussi la contemplation bien que, sous un autre angle, l’ordre créé par l’art s’oppose au chaos du paysage désertique.
La prolifération de l’ornement dans l’art musulman ne contredit pas cette qualité de vide contemplatif.
Au contraire, l’ornement à formes abstraites la corrobore par son rythme continu ou son caractère de tissage sans fin : au lieu de capter l’esprit et de l’entraîner dans quelque monde imaginaire, il dissout les « fixations » mentales, de même que la contemplation d’un cours d’eau, d’une flamme ou d’un feuillage frémissant dans le vent peut détacher la conscience de ses « idoles » intérieures.
La position de l’Eglise orthodoxe
Il est instructif de comparer le point de vue de l’Islam sur l’image avec celui de l’Eglise grecque orthodoxe. On sait que l’Église byzantine a traversé une crise iconoclaste, à laquelle l’exemple de l’Islam ne fut peut-être pas étranger. Quoiqu’il en soit, l’Église fut amenée à reconsidérer et à définir le rôle de l’image sacrée, de l’icône, et le septième Concile œcuménique, confirmant la victoire des iconolâtres, la justifia par l’argument suivant : Dieu est en Lui-même au-delà de toute description et représentation possibles. Mais puisque le Verbe divin assuma la nature humaine qu’il « réintégra en sa forme originelle en la pénétrant de divine beauté », on peut et doit adorer Dieu à travers l’image humaine du Christ.
Ce n’est là qu’une application du dogme de l’incarnation divine et l’on mesure la distance qui sépare cette façon de voir de celle de l’Islam. La déclaration du septième Concile œcuménique a la forme d’une prière adressée à la Sainte Vierge, car c’est elle qui a prêté à l’Enfant divin sa substance humaine, le rendant ainsi accessible aux sens. Cette hyperdulie rappelle incidemment le geste du Prophète de l’Islam protégeant de ses deux mains l’icône de la Vierge à l’Enfant peinte à l’intérieur de la Kaaba.
Ibn ‘Arabi et l’icône chrétienne
On pourrait penser que ce geste avait entraîné une concession, de la part de la loi islamique, en faveur d’une représentation de la Sainte Vierge. Mais ce serait méconnaître l’économie spirituelle de l’Islam qui écarte tout élément superflu ou équivoque, ce qui n’empêche pas les maîtres musulmans de la « science intérieure » (al-’ilm al-bâtin) de reconnaître le sens et la légitimité de l’icône dans son propre contexte.
Nous avons même trouvé une justification particulièrement profonde de l’içonodulie chrétienne chez un des plus grands maîtres de l’ésotérisme musulman : Ibn ’Arabî qui écrit dans ses « Révélations mecquoises » (al-Futûhât al-Makkiya) : « Les Byzantins ont développé l’art de la peinture à la perfection parce que, pour eux, la nature singulière (al fardaniya) de notre Seigneur Jésus, telle qu’elle est exprimée dans son image, est le support par excellence de la concentration sur l’Unité divine. »
On voit que cette interprétation de l’image, si elle s’éloigne de la théologie musulmane généralement acceptée, ne s’inscrit pas moins dans la perspective du tawhîd, la doctrine de l’Unité divine.
Comprendre l’interdiction prophétique
Au reste, les paroles du Prophète qui condamnent les artistes cherchant à imiter l’œuvre du Créateur n’ont pas toujours été interprétées comme un rejet pur et simple de tout art figuratif ; ils ont été nombreux à n’y voir que la condamnation d’une intention prométhéenne ou idolâtre.
L’image était un mode d’expression par trop naturel, chez des peuples aryens comme les Persans et chez les Mongols pour qu’ils aient pu s’en passer. Mais l’anathème lancé contre les artistes cherchant à imiter l’œuvre du Créateur n’en demeure pas moins efficace car l’art musulman a toujours évité le naturalisme.
Ce n’est pas simplement par ingénuité ou par ignorance des moyens optiques que la miniature persane n’utilise pas la perspective donnant l’illusion d’un espace à trois dimensions, ni le modelage des corps par la lumière et les ombres.
De même, la sculpture zoomorphe que l’on rencontre parfois dans le monde de l’Islam se tient toujours dans les limites d’une stylisation en quelque sorte héraldique ; ses œuvres ne sauraient être confondus avec des créatures animées.
De l’interdiction de principe à l’autorisation graduelle
En résumé, à la question de savoir si l’art figuratif est interdit ou toléré en Islam, nous répondrons que cet art peut parfaitement s’intégrer dans l’univers de l’Islam, pourvu qu’il n’oublie jamais ses propres limites ; mais il n’y jouera qu’un rôle périphérique et ne participera pas directement à l’économie spirituelle de l’Islam.
En somme, l’aniconisme islamique comporte deux aspects : d’une part, il préserve la dignité primordiale de l’homme dont la forme faite « à l’image de Dieu » 4 ne sera ni imitée ni usurpée par une œuvre d’art, nécessairement limitée et unilatérale ; d’autre part, rien qui puisse devenir une idole », ne serait-ce que d’une manière relative et toute provisoire, ne doit s’interposer entre l’homme et l’invisible présence de Dieu. Ce qui prime, en définitive, c’est le témoignage qu’il n’y a « pas de divinité hormis Dieu » ; il dissout toute objectivation du divin avant même qu’elle ait pu se produire.
Titus Burkhardt
Notes :
1-Ce n’est pas un pléonasme que de parler de « polythéisme idolâtre », ainsi que le montre l’exemple de l’hindouisme qui est polythéiste mais nullement idolâtre puisqu’ il reconnaît à la fois la nature provisoire et symbolique des idoles et la relativité des « dieux » (devas) comme « aspects » de l’Absolu. Les ésotéristes musulmans, les soufis, comparent parfois les idoles à des Noms divins dont les païens auraient oublié la signification.
2-Selon une parole du Prophète, les artistes qui cherchent à imiter l’œuvre du Créateur seront condamnés, dans l’Au-delà, à donner la vie à leurs ouvrages et leur impuissance les jettera dans les pires tourments. Cette parole peut évidemment être comprise de plusieurs manières ; en fait, elle n’a pas empêché l’éclosion, dans certains milieux musulmans, d’un art figuratif, libre de prétentions naturalistes.
3-L’« aniconisme » peut avoir un caractère spirituellement positif tandis que l’« iconoclasme » n’ a qu’un sens négatif.
4-Du point de vue islamique, la « forme divine » d’Adam est essentiellement constituée par les sept facultés universelles, que l’on attribue également à Dieu, à savoir : la vie, la connaissance, la volonté, la puissance, l’ouïe, la vue et la parole ; elles sont limitées en l’homme mais non en Dieu. Même attribuées à l’homme, elles ne sont pas visibles et dépassent sa forme corporelle qui, seule, peut être l’objet d’un art.