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lundi 23 décembre 2024

Tunisie : 10 ans après la révolution, le spleen des Tunisois

Une décennie après la révolution, le peuple tunisien traverse de nombreuses épreuves. Crise économique, difficultés politique, gestion sanitaire : la sinistrose s’installe. Professeur d’italien, chroniqueur sur Mizane.info, auteur de l’ouvrage « Italie et Tunisie, entre miroir réfléchissant et miroir déformant », Gianguglielmo Lozato nous dresse à cette occasion un portrait du petit peuple tunisois.

20 mars. Jour de Fête Nationale de l’Indépendance en Tunisie. 2021 : première décennie achevée de la Révolution du Jasmin. Jour de gloire ou jour de foire ?

Le pays instigateur des révoltes arabes généralisées du début du 21e siècle, de la doctrine du dégagisme, s’est libérée du bénalisme et de sa vocation dictatoriale. Mais il peine à trouver sa voie, le Pouvoir s’exprimant au travers d’un parlementarisme partitocratique. Une vitrine rendant compte des hésitations d’une population pas encore habituée à faire des choix électoraux. Le tout avec une communication défaillante.

La rue commence à se lasser, elle s’impatiente momentanément. Les causes et les solutions jouent à cache-cache. Ce qui frappe dans les cafés tunisiens, c’est que les rires s’y font rares. Les sourires s’apparentent à de simples réflexes de courtoisie. La bonne humeur et l’insouciance se manifestant épisodiquement lors des matchs de football. Et encore cela dépendra du résultat. Ce ballet de figurants attristés s’effectue comme une valse en deux temps interprétée par deux groupes de mimes. D’une part des consommateurs désargentés. En face, pour leur donner la réplique, des serveurs sous-payés peu portés vers l’enthousiasme à l’idée d’apporter les sempiternels cafés noirs ou thés à la menthe, qui ornent la plupart des tables tel un drapeau blanc face à l’adversité économique. Pour beaucoup, la journée type c’est café du matin puis café de l’après-midi. « C’est une sorte de cimetière moral », résume Jalel, diplômé en aéronautique tiré à quatre épingle et cultivant une vague ressemblance avec Sylvester Stallone.

Les joutes politiques

Depuis 2017 où les chiffres liés à l’activité touristique avaient été monstrueusement catastrophiques (seule l’île de Djerba avait pu légèrement limiter les dégâts), cette constatation s’enracine malgré quelques rares sursauts. Le vacancier étranger n’est plus là, d’autant que le Coronavirus s’est invité comme partout ailleurs sur le globe.

Cette ambiance de surplace stérile, nous la retrouvons dans l’arène politique et dans l’atonie des marchés animant comme ils le peuvent l’échiquier économique.

Politiquement, nous assistons à des débats de qualité inégale. Certaines fois flamboyants, lorsqu’ils s’orientent vers une tendance à privilégier l’échange sur les notions de liberté, de démocratie, avec des intervenants dynamiques parfois jeunes. La télévision tunisienne a encouragé les concours d’éloquence. Cela représente un moyen de responsabiliser ceux qui entrent à peine dans l’âge adulte. Certaines autres fois, plus fréquentes malheureusement, les confrontations oratoires sont la scène de bassesses indignes du monde politique : insultes de politiciens envers des journalistes (le SNJT, Syndicat National  des Journalistes Tunisiens); chasse aux sorcières anti-islamistes, avec un argumentaire quelquefois insuffisant, ce qui se vérifie également en sens inverse ; luttes intestines au sein du PDL ; gifle d’un député nahdaoui à destination d’une politicienne adverse, flash backs sur l’époque de Zine el Abidine Benali… Chacun veut donner sa version de la Révolution du Jasmin : militante agitée, édulcorée ou récupératrice.

Malheureusement, ceci n’est pas sans conséquence sur les faits économiques. Sans le tourisme et dépourvue d’hydrocarbures, la Tunisie est loin d’être parfaitement pluridisciplinaire. Bien entendu qu’une infrastructure industrielle existe. Néanmoins, elle n’est que peu relayée par le capital technologique. La faute entre l’inadéquation entre des compétences existantes et les moyens en place. En aval, les actifs au chômage représenteraient une masse se rapprochant dangereusement des 20%. Un taux qui explose chez la classe des 20-30 ans. Aux écarts générationnels s’ajoute une fragmentation territoriale menaçante pour la cohésion sociale, conjuguée à l’effritement du pouvoir d’achat de la classe moyenne en passe de devenir une simple classe populaire bis. Un état de fait perceptible à travers l’efficacité aléatoire de la voirie et un parc automobile plus vétuste qu’il y a dix ans.

La désagrégation économique

Incontestablement, la Tunisie a impulsé un mouvement politique sans égal ces dernières années dans le Monde arabe. Cependant, ses limites se perçoivent à présent avec une unité nationale qui est en train de se fissurer, des facteurs isolants marquants (territoire à la petite superficie, nombre peu élevé d’habitants, situation politique branlante refroidissant les ardeurs des investisseurs étrangers). Socialement, le climat est très tendu avec des revendications croissantes et des objectifs non atteints, des promesses non tenues par une classe politique défaillante, dépassée.

Avec un passage difficile de la théorie à la pratique, les gouvernants tunisiens se doivent de passer d’une vision des choses non plus seulement chiffrée à un point de vue incluant une approche beaucoup plus synoptique de l’activité du pays. Il en va de la compétitivité du pays et de son positionnement sur la ligne de départ puis sur celle d’arrivée.

Avec tous les éléments sus-décrits dans le domaine économique plus la plongée du cours du Dinar, la Tunisie jadis regardée positivement pour ses avancées en matière d’éducation risque de se retrouver comme le parent pauvre de l’Afrique du Nord. Ne possédant ni le pétrole de l’Algérie et de la Libye, ni la position ouverte vers l’extérieur du Maroc, ni encore la puissance militaire et la démographie de l’Egypte.

14 Janvier date anniversaire de la Révolution qui enclencha le Printemps Arabe. 20 mars jour de l’Indépendance. La prochaine date-clé sur l’échéancier tunisien sera-t-elle une date de commémoration ou une date butoir ? 20 mars, c’est aussi le nom d’une marque locale de cigarettes, fumées nonchalamment par les membres d’une population active désabusée et inoccupée. Des actifs devenus inactifs et que l’on pourrait carrément qualifier de désactivés tellement ils ne sont plus connectés au marché de l’emploi.  La dynamique sociale et sociétale est en panne. Cette ambiance, nous la retrouvons dans les salons de thé où les chichas sont aspirées rigoureusement pour tuer le temps.

L’Algérie avait découvert ses « hittistes » (littéralement les « muristes » ou « teneurs de murs » pour définir les chômeurs adossés aux murs dans les rues). Pour les Tunisiens en quête de travail et en perdition, on pourrait tout à fait créer un néologisme du genre « chichiste » ou « narguiliste ».

C’est justement en tirant sur son narguilé que Lotfi Saidi, bijoutier à Hay Zouhour, nous explique le bien-fondé de ce système : « Il y a des types qui travaillent comme moi, et d’autres qui attendent qu’une partie de rami se termine et que le gagnant daigne offrir une petite pièce pour aider à payer. Depuis la chute de Benali, il y a plus de gens qui demandent de l’argent. »

Le nécessaire rebond tunisien

Sur les écrans fixés au mur des cafés, nous pouvons assister à l’évolution du paysage audiovisuel. Les programmes musicaux ne se contente plus de diffuser du folklore ou les rythmes enjoués du mezwed. Dorénavant, une plus grande tribune d’expression est accordée aux chansons de type gasba, aux accentuations de comédie dramatique, aux accès plus mélancoliques. Une sorte de spleen à la El Chebbi, poète tunisien comparé à Rimbaud, en plus abrupt. Signe des temps. Signe du moral ambiant. La clientèle des restaurants offre des portraits types de clients un peu plus variés selon leur emplacement.

« On cherche à s’adapter. Malgré le Covid, on propose des offres. Mais c’est clair que ceux qui ne travaillent qu’à mi-temps viennent moins ou plus du tout. Le Dinar sert d’abord le touriste. Heureusement, je viens d’une famille de commerçants bien implantée et on a le réflexe de travailler en toutes circonstances, investir quand c’est possible ou alors rester vigilant. J’ai encore le souvenir de mon père Belgacem qui se levait encore à cinq heures du matin pour préparer la pâte des gâteaux alors qu’il avait été victime d’un infarctus » détaille Moussa Lazghab dont le restaurant fait face à l’importante mosquée El Fatha de Tunis.

Son frère Khaled précise : « Moi, j’ai une petite épicerie et je sais que c’est parce que je peux faire crédit de temps en temps que mon commerce marche ». Nous retrouvons Jalel qui lui ne voit qu’une solution : « L’urgence c’est la relance. Nous ne pouvons qu’attendre la relance. Mais quand ? C’est tout ».

Mansour, anciennement établi à Sfax et vivant désormais en France, précise : « J’ai étudié l’économie en Tunisie. Le problème, c’est qu’on peut avoir d’excellents théoriciens. Mais on ne les aide pas. En fait, parfois on applique les idées, parfois non ».

Il est temps pour la classe politique tunisienne nombriliste de tenir ses promesses en passant à l’action incessamment. Sinon, s’ensuivra un affrontement entre nombrilistes et narguilistes. Et cette fois ce ne sera plus Gafsa ou Sidi Bouzid mais bien de l’agglomération tunisoise d’où partira le prochain soulèvement de grande ampleur.

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