De gauche à droite, Joseph Maïla, Rachid Benzine et Hachem Saleh.
Une conférence internationale intitulée « L’Islam au XXIe siècle » s’est tenue à l’UNESCO les 26 et 27 février. Plus d’une trentaine d’intervenants s’y sont exprimés à l’occasion de panels sur les thèmes « islam et liberté de conscience », « islam et violence », « islam et égalité », « islam et médias ». Une conférence qui a vite dégénéré en procès, pèle-mêle, de l’orthodoxie islamique, du fondamentalisme radical, de l’islamisme, etc. Mizane.info était présent. Le dossier de la rédaction.
Au Grand auditorium de l’UNESCO, salle prestigieuse apte à recevoir les grands événements culturels de dimension internationale, l’ambiance était houleuse. Le lieu, transformé pour l’occasion en arène judiciaire, a vu défiler deux jours durant 34 intervenants autour de quatre table-ronde ou panels consacré à l’Islam du XXIe siècle.
D’abord les faits. Cette conférence internationale s’est organisé autour de quatre axes : « islam et liberté de conscience », « islam et violence », « islam et égalité », « islam et médias ».
Trente-quatre personnes au profil divers ont pris la parole. Des haut-fonctionnaires, énarques, ancien ministre ou politique et PDG de grande entreprises : Michel de Rosen (ancien chef de cabinet d’Alain Madelin, ex-PDG d’Eutelsat), Hubert de Védrine (ancien ministre des Affaires étrangères), Hakim el Karoui (énarque, conseiller ministériel, ancien directeur chez Rothschild & Cie Banque, président de l’Association musulmane pour l’islam de France), Bariza Khiari (ancienne sénatrice, présidente de l’Institut des cultures d’islam).
Des universitaires et islamologues (Rachid Benzine, Youssouf Sangaré), des philosophes (Youssef Siddiq, Khaldoun Nabwani, Antoine Assaf, Razika Adnani), des actrices engagées pour la cause des femmes dans le monde arabe (Nayla Tabbara, Asma Lamrabet), des imams et théologiens (Mohamed Bajrafil, Tareq Oubrou) des juristes (Salwa Hamrouni), des enseignants (Héla Ouardi, Joseph Maïla), des écrivains (Hélé Béji, Hachem Saleh), des institutionnels (Ghaleib Bencheikh, Mohamed Sghir-Janjar), des journalistes (Samira Ibrahim, Nadia Bey), etc.
La plus grande partie de ces intervenants sont issus du monde arabe (Tunisie, Liban, Egypte, Syrie, Algérie) ou binationaux. Une forte représentativité tunisienne est à remarquer, ce qui a largement informé la teneur des débats dans le sens du contexte tunisien. Nous y reviendrons.
Qui sont les organisateurs ?
Cette tunisianité est d’abord le fait des organisateurs de cette conférence, à savoir les membres de l’association « L’islam au XXIe siècle ». Qui sont-ils ?
Quatre des six membres de cette association loi 1901 sont tunisiens (Mohamed Haddad, Héla Ouardi, Hélé Beji et Khaled Béji).
Mohamed Haddad est le président de l’association islam du XXIe siècle. Islamologue, docteur diplômé de la Sorbonne, il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés au réformisme musulman, dont « Le réformisme musulman, une histoire critique ».
Vigoureusement opposé aux thèses traditionnalistes mais aussi islamistes, adepte d’une réforme inspirée par la figure de Mohamed ‘Abduh, un ‘Abduh apôtre de la modernité, Mohamed Haddad est un ardent défenseur d’une sécularisation de l’islam.
L’homme qui n’a pas pris la parole durant ces deux jours, s’est néanmoins confié en ce sens dans les colonnes de Liberté-Algérie à la fin de la conférence.
« Aujourd’hui, les musulmans ne peuvent plus parler de leur propre histoire à partir de leurs croyances uniquement. Ils doivent le faire à partir des outils qu’offrent l’histoire moderne et les sciences sociales, car le monde est ouvert. La sécularisation veut dire que la religion ne structure plus l’ensemble de l’espace social et culturel, même s’il y aura toujours des gens qui seront en demande de religion (…)
Pour que les choses avancent en Islam, il faudrait introduire les arrangements qu’exige la modernité et conduire à leur acceptation par les musulmans qui peuvent vivre sereinement leur islam dans le monde moderne. » Une ligne idéologique confirmée par le communiqué final de l’association.
Héla Ouardi est professeur des Universités à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba (Tunis), elle est également chercheur associé au Laboratoire d’études sur les monothéismes au CNRS en France.
Enfin, elle est notamment l’auteur(e) de deux ouvrages « Les derniers jours de Muhammad » et « Les Califes maudits : La déchirure » (premier tome) qui sont très proches, entre autres, de plusieurs thèses foncièrement anti-sunnites sur les premiers califes, ainsi que l’indique la présentation de l’ouvrage (« Ses plus proches Compagnons rivalisèrent alors de trahisons, de pactes secrets, de corruption et de menaces de mort pour s’emparer du pouvoir ».)
Hélé Béji est agrégé de lettres modernes, fondatrice du Collège international de Tunis, chevalier de la Légion d’honneur. Sœur du puissant et influent homme d’affaires Tarek Ben Ammar, elle est l’auteur de nombreux ouvrages de facture laïque dont « Islam pride, derrière le voile » (2011).
Khaled Béji, dont on sait peu de choses, sinon qu’il est avocat, complète ce quaternaire tunisien.
Secrétaire général de l’association « Islam au XXI e siècle », Michel de Rosen est un homme de réseau. Haut fonctionnaire, énarque, ancien de HEC, inspecteur des finances, passé par le ministère de la défense (chargé de mission) et celui de l’industrie (directeur de cabinet).
Proche du libéral Alain Madelin, Michel de Rosen a fait carrière dans l’univers des grandes entreprises (Saint-Gobain, Rhône-Poulenc, Viropharma, Eutelsat) dont il a présidé de nombreux conseils.
Sabine Renault-Sablonière est pour sa part membre de l’opposition municipale Les Républicains (LR) à Issoudun, et fondatrice d’un cabinet de communication.
Une conférence sur l’islam… sans théologiens !
A en croire l’association, la conférence « Islam au XXI siècle » se proposait « d’être une rencontre internationale entre personnalités musulmanes de diverses régions du monde, ayant des responsabilités, des expériences et des expertises en matière de politiques religieuses (…)
Sur chaque thème, ils apporteront trois types d’éclairage : théologique, historique et contemporain (…) Ils sont tous reconnus pour un engagement indéfectible pour la paix, la tolérance et le dialogue interculturel. (…)
Les organisateurs de la conférence sont convaincus qu’une meilleure compréhension de l’Islam et de la complexité de sa situation contemporaine est le moyen le plus sûr et le plus efficient pour éviter les chocs de religions et de civilisations et ouvrir la voie à un dialogue fructueux basé sur le respect mutuel et la quête de l’universel. »
A la lumière de ces objectifs annoncés, le constat d’échec de ces deux journées est pourtant sans appel.
D’abord en terme de fréquentation. Le nombre de 500 personnes annoncé par les organisateurs est très surestimé. Sur la seule journée de mardi durant laquelle trois tables rondes sur quatre ont été organisées dans une salle dont la capacité d’accueil était supérieure à 800 personnes, pas plus de 150 personnes (estimation haute) n’ont fait le déplacement. Un public âgé, avec assez peu de jeunes.
Ensuite, sur l’éclairage théologique annoncé. Sur 34 intervenants, on comptait en tout et pour tout…. 2 religieux, imams et théologiens (Tareq Oubrou et Mohamed Bajrafil). Le premier n’a pris la parole qu’au terme de la seconde journée et a concentré son intervention sur sa conception de la sécularisation.
Le second n’a pu avoir qu’une brève prise de parole (un quart d’heure) en fin de première journée. Il n’y a donc pas eu d’échange et de débat théologique et religieux sur ces sujets, alors même qu’il s’agit d’islam, c’est-à-dire avant toute chose d’une religion revendiquée et/ou pratiquée par pas moins d’1 milliard 300 millions de personnes dans le monde.
Cet état de fait discrédite en grande partie la portée et la légitimité d’un tel événement. Le public pouvait attendre un droit de réponse ou la possibilité d’un échange avec des théologiens ou docteurs musulmans connus tels que (à titre d’exemples) le Mauritanien Abdallah Ben Biya, l’Egyptien Ibrahim Saleh, le Palestinien Adnan Ibrahim et/ou tant d’autres.
La table ronde consacré à la liberté de conscience, thème essentiel, n’a ainsi fait l’objet d’aucune analyse des références islamiques (Coran et hadith) susceptible de proposer une lecture de la liberté de conscience, de ses enjeux et de ses modalités d’application.
Occulter la dimension fondamentalement religieuse (théologique, éthique) de l’islam en n’ayant pas invité de théologiens, d’imams ou de prédicateurs qualifiés pour en discuter a par ailleurs indubitablement orienté le cours des débats dans une direction plutôt antireligieuse, sur laquelle nous reviendrons.
Nous ne gloserons pas sur la distinction islam (religion) et Islam (civilisations et cultures) car leur imbrication et leur entrelacement contemporain justifie précisément la présence de profils complémentaires pour en discuter.
Un « procès » de l’islam sans avocat de la défense
Enfin, sur les valeurs revendiquées : « paix », « tolérance », « dialogue », « respect mutuel ».
La teneur des débats, l’orientation clairement hostile à la posture religieuse d’un nombre conséquent d’intervenants, l’intitulé même des sujets (ex : islam et violence), l’absence de parole donnée au public (à l’exception de la conclusion finale de la seconde journée) : tous les ingrédients étaient réunis pour ruiner à la racine ces valeurs pourtant emblématiquement arborées dans un communiqué.
« La paix », « la tolérance », « le dialogue » et « le respect mutuel » ont laissé place à une imprécation en règle et à un vaste procès à charge de l’islam, sans avocat de la défense1.
Témoignages mettant en scène des récits subjectifs et anecdotiques drapant le musulman ou la musulmane dans la figure de l’ignorant, de l’intolérant, de l’archaïsme incarné (Antoine Assaf, Razika Adnani, Nadia Remadna) ; profession de foi athée affichée comme telle ou expressément indiquée (Khaldoun Nabwani, Hélé Béji) ; éloge du doute en matière de foi (Farid Abdelkrim) ; attaque en règle des fondements doctrinaux du sunnisme (Hélà Ouardi) : à ce type de critique, se sont greffé deux autres.
Une première critique de type agnostisante réfutant radicalement toute idée de sacralité et d’accession à Dieu (critique « historique » et/ou s’appuyant sur la méthode historico-critique).
On retrouve dans cette catégorie Rachid Benzine. Ce dernier évoque par exemple, dans le cadre de la table-ronde « Islam et violence », la violence de Dieu (en référence à la destruction de peuples mentionnés dans le Coran pour leur impiété et en référence au châtiment eschatologique dans l’au-delà) et la violence de Sa parole.
« Il n’y a pas de Parole de Dieu en dehors de la parole humaine (…) Nous n’avons pas la Parole, nous avons la trace car toute écriture est une trace. Et comme il n’y a pas de Parole de Dieu sans parole humaine, et comme la parole humaine est interprétation alors par transitivité la Parole de Dieu est interprétée. Nous interprétons une trace qui elle-même une interprétation. L’ultime Dieu nous échappe. Nous avons accès seulement à des représentations humaines. D’où la nécessité d’une déconstruction. »
Dans cette même veine agnostique et désacralisante, le Syrien Hachem Saleh, présenté comme un grand connaisseur des « fondamentalismes » et des « Lumières occidentales » parle du Coran comme d’une « biographie du Prophète », « l’épopée d’un héros » qui a changé la face du monde, un texte qui reflèterait ses ambitions politiques, etc, ajoutant que « les musulmans ne sont pas prêts à accepter cette vérité historique du Coran. »
La convergence idéologique des luttes
Son compatriote, Khaldoun Nabwani, évoquera pour sa part successivement la présence de la violence dans toutes les religions, la nécessité d’adapter l’islam à la démocratie, de laïciser l’islam et de le libérer du fiqh.
Tout en soulignant que le déni de reconnaissance était une source de violence, provoquait de graves problèmes sociaux et que la dictature demeurait la cause de toutes les violences dans le monde arabe, Khaldoun Nabwani a ajouté que la violence était toujours à l’origine du droit, des lois et qu’il fallait forcer les musulmans et les mouvements islamiques à accepter le joug de la démocratie.
L’homme a finalement plaidé pour une transformation de l’islam d’une religion en foi. « Il faut libérer Allah du fiqh », luthériser et subjectiviser le rapport à l’islam.
La seconde critique, d’une autre nature, est venu des femmes engagées pour le droit des femmes dans le monde arabe et musulman.
La marocaine Asma Lamrabet, connue pour ses travaux de relecture critique de la tradition jurisprudentielle musulmane et la libanaise Nayla Tabbara, directrice de l’institut de la citoyenneté et de gestion de la diversité de la fondation Adyan, s’en sont faites le relais.
Pour Asma Lamrabet, les questions d’altérité religieuse (kafir, mouchrik) sont à questionner de manière profonde. Le takfirisme a provoqué une déshumanisation de l’Autre non musulman.
« L’égalité homme/femme est le maillon faible de la tradition musulmane, l’une des impasses les plus complexes et les plus difficiles à déconstruire, la première matrice des inégalités où viennent se greffer toutes les autres discriminations. Le patriarcat reste le socle de toutes les inégalités ».
L’autorité et la supériorité masculine sont mises à mal « par l’émancipation des femmes qui se voit de plus en plus ». « L’islam permet la polygamie, il impose la soumission des femmes aux hommes, il les voile, leur refuse le droit d’hériter à part égale, les répudie : toutes les bases de l’inégalité sont ici. Elles sont majoritairement admises comme des fondements du sacré dans l’imaginaire musulman. »
La médecin et écrivain marocaine a également appelé à faire la part entre l’islam spirituel révélé et l’islam institutionnel. Il faut, dit-elle, montrer « ce que le Texte dit, ce qu’il ne dit pas et surtout ce qu’on lui fait dire ».
Retrouvez toutes les interventions vidéos de l’événement sur la chaîne Islam au XXIe siècle.
Notes :
1-A l’exception notable de Mohamed Bajrafil qui a mis en garde contre certains discours violents qui amalgament Textes et lectures et rejettent sans respect ni ménagement, et par principe, la posture croyante. On relèvera également la sortie de Tareq Oubrou contre les partisans d’une liquidation du hadith, liquidation qualifiée d’insulte à l’encontre du Prophète, qui n’est pas seulement Messager mais message lui-même.
A lire également :