Enseignant, écrivain, auteur de « Réflexions sur la question musulmane », Zinedine Gaïd analyse les impasses ou les incohérences d’une certaine disqualification de l’approche religieuse dans le débat public français, dans un texte dont Mizane.info publie quelques extraits avec l’autorisation de son auteur. Pour retrouver l’intégralité de ce texte et commander l’ouvrage, rendez-vous sur ce lien.
Un aveuglement religieux
Le livre des Territoires conquis de l’islamisme de Bernard Rougier est un exemple symptomatique de la foire aux confusions au sujet de la question musulmane, de l’islamisme ou de la radicalisation. Reprenant les thèses de Gilles Kepel, Rougier subsume sous ce concept d’« islamisme » quatre groupe religieux : les Frères musulmans, le salafisme, le Tabligh et le jihadisme. Précisant qu’il existerait des divergences et des enjeux de lutte entre ces différents groupements, il n’œuvre pourtant pas à éclairer son lecteur sur lesdites divergences et oppositions susceptibles d’exister. Or, ces divergences et oppositions ne sont pas anecdotiques ou circonstancielles, mais bel et bien essentielles si l’on veut comprendre quoi que ce soit à la pluralité expressive du fait musulman en France.
Quoi qu’il en soit, c’est bien le fait religieux en soi que semble ne point comprendre Rougier et consorts, précisément parce que d’une part, il ne pense pas la religion, ou le fait de façon vulgaire et expéditive – pour ne pas dire à la manière d’un théologien – ; d’autre part, parce que sa vision idéaliste – supposément sociologique et donc matérialiste – n’interroge pas les conditions psycho-matérielles de réceptions et d’adhésions des idées en question, alors même qu’il se fait le chantre d’une réflexion sur les « écosystèmes ».
L’occultation ou la mécompréhension du fait religieux s’avère être criante sur plusieurs points dans le travail du chercheur en question. En effet, c’est sans la moindre distance critique ou tentative d’explicitation sociologique de l’usage théologique des acteurs que Rougier analyse les phénomènes dits « islamistes » ou « séparatistes ». L’investigateur premier des Territoires conquis de l’islamisme nous explique que son ouvrage montrerait « la manière dont une interprétation particulière de l’islam, influencé par le salafisme, est perçue par des fractions croissantes de la population d’ascendance musulmane comme l’incarnation objective de l’islam et de ses règles d’application. » 137
En vérité, nulle part dans l’ouvrage, sous la plume de Rougier, n’est explicité les fondements et ressorts de l’adhésion à une telle vision de l’islam. Le « salafisme » est posé de facto comme idéologie dominante des quartiers populaires, ne tirant sa force que de sa seule (et supposée) hégémonie territoriale et médiatique – au sens des « médias » tel que l’entendrait Régis Debray 138.
Rougier pointe à juste titre que les groupements salafistes tentent de faire passer leurs visions religieuses comme la seule authentique – mais devrait-on s’en étonner de la part d’un courant religieux (quel qu’il soit) ayant pour objectif, quasi nécessairement, le monopole de l’interprétation légitime de la foi ? –, mais là encore, nulle part il ne se demande pourquoi le salafisme a-t-il eu un si fort succès auprès d’un tel segment de la population musulmane française ? Pis encore, le chercheur assimile à gros traits le salafisme, le tagblighisme et le courant des Frères Musulmans dans une seule et même famille, celle de l’islamisme, sans se soucier aucunement des différences – souvent fondamentales – entre tous ces groupements idéologiques.
L’islamisme est défini par notre auteur comme l’indistinction entre l’islam comme religion, comme culture et comme idéologie 139. Et rien de plus. Il n’y aura guère de précision définitionnelle sur ce que serait une « religion », une « culture » ou une « idéologie ». À ce compte-là, Emmanuel Levinas devait être un farouche Juif extrémiste et séparatiste, puisque le philosophe expliquait jadis, qu’» être juif » ou adhérer au judaïsme, précédait toute existence : « on est dans le judaïsme, comme on est en soi-même. On n’y adhère même pas, l’adhésion ferait état de trop d’éloignement préalable. (…) ‘‘On naît juif, on ne le devient pas.’’ » 140
L’identité juive, pour le philosophe, serait une « adhérence antérieur à toute allégeance ». De cette adhérence originelle naît une responsabilité, pour ne pas dire un fardeau, celui de l’élection impliquant de recevoir les commandements de Dieu (mitzvot). Cette originarité de l’être juif est à la fois « ontologie », « religion », « culture » et « idéologie » dès lors ou elle se politiserait d’une quelconque façon – par exemple, dans le sionisme ou d’autres orientations politiques qui utiliserait la référence religieuse. Devra-t-on alors en conclure nécessairement que Levinas serait un extrémiste radicalisé séparatiste ?
Prenons encore pour exemple le philosophe Jean-Michel Salanski, nous expliquant que le « fait juif » se constitue prioritairement par la Loi juive, et que celle-ci construit un dispositif éthico-pratique dont la teneur morale est infinie, engageant la responsabilité de l’individu et de la collectivité dans la répétition/transmission d’une mémoire pratique et discursive, qui, à termes, devrait faire advenir messianiquement un monde nouveau fait de justice, d’égalité et de liberté – en somme, une praxis et une espérance foncièrement politique 141. Cette vision mêlant religion et politique doit-elle tomber sous le jugement de la radicalité et du fanatisme ?
De la même façon, Jean-Luc Marion ou Rémi Brague prônent et prêchent sans honte pour une revitalisation de la culture chrétienne catholique ; le second se dit par exemple « modérément moderne » 142, quant au premier il en appelle à un « moment catholique » 143 de la vie politique française. Chez ces deux auteurs, religion, culture et idéologie – pour ne pas dire philosophie – se confondent. Là encore, doit-on suspecter ces intellectuels d’être des intégristes ou fondamentalistes chrétiens du fait de leurs « confusions » des genres ?
Si l’on suit jusqu’au bout la logique de Bernard Rougier, cela devrait être le cas. Or, il n’en sera rien. Chacun de ces auteurs ne seront jamais inquiétés outre mesure dans leurs opinions, pour la simple et bonne raison qu’ils sont socialement légitimes et légitimés en leurs êtres par la collectivité. Le « Musulman », lui en revanche, ne l’est guère, et devra constamment se justifier quant à ses idées ou croyances. La justification et le souci de celle-ci seront les signes du caractère foncièrement illégitime de son être social.
Qu’une religion puisse recouvrir en puissance l’ensemble des dimensions de la vie fût-ce les plus intimes voire « incongrues » qui soient, c’est le bon sens (religieux) même – et ce, sans doute plus encore dans le cadre du monothéisme qui a introduit l’idée de « vera religio » à l’exclusion de toutes les autres (bien que ce soit le christianisme à proprement parler qui a mis en place cette idée de « vraie religion »).
Dès lors, lorsque le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin nous explique que : « par [la] distinction entre le licite et l’illicite, l’autorisé et l’interdit [le halal et le haram, N.D.A], la ‘‘religion totale’’ qu’est l’islamisme impose des comportements et délimite dans chaque action de la vie d’une femme et d’un homme ses réactions face aux évènements. Ce règlement de la vie humaine selon les préceptes religieux envisage toutes les possibilités, y compris les plus incongrues, comme cette question de savoir si l’utilisation ou non du gel hydroalcoolique pendant la pandémie de coronavirus était permise. » 144
Il (Darmanin) oublie que l’immense majorité des religions sont structurées par les oppositions entre le sacré et le profane, le péché et les œuvres pies, le culte et le sacrilège, le licite et l’illicite. En tant que la religion est – le plus souvent – porteuse d’une éthique et d’une doctrine du salut, il est tout à fait normal qu’elle cherche à régir la vie humaine dans l’ensemble de ses aspects ; ou en tout cas, ce qu’elle aura jugé être les plus importants.
À ce titre, la question sur le gel hydroalcoolique ne s’est guère posée que dans les esprits « islamistes », mais également chez certains Juifs observants, notamment concernant certaines fêtes ou pratiques religieuses telles Pessa’h 145 ou le jeune de Tich’a béav 146. Et cela n’a rien d’étonnant puisque le judaïsme est une religion de la Loi. Loi spirituelle, métaphysique, éthique, civile, juridico-politique qu’incarne la Thora – avec tout le corpus qu’elle véhicule : Thora écrite, Thora orale, Mishna, Gémara, Talmuds, Zohar, Kabbale, littérature théologico-philosophique, etc. –, signifiant à la fois « Loi » et « Enseignement », et dont Levinas expliquait par ailleurs dans une formulation provocante mais tout à fait juste, qu’il faille pour les judaïsés, en quelque sorte, « aimer la Thora plus que Dieu » lui-même.
Ce corpus textuel constitue la source fondamentale de la Halakha que tout pieux doit observer scrupuleusement s’il veut répondre de cet appel dont il ne peut se détourner si ce n’est au prix d’être dans la mauvaise foi quasi sartrienne (mais inversée) : le Juif non-observant croit qu’il peut être libre de ne pas l’être (observant). C’est ce que tentait de rappeler Benny Lévy à son compère Alain Finkielkraut : être Juif implique d’être entièrement rivé au judaïsme, s’y refuser, c’est fuir sa réalité juive, c’est être un « Juif imaginaire » 147. Lévy ira plus loin puisqu’il écrira : « L’être juif, l’être rivé du Juif au judaïsme, c’est l’être juif comme nécessité d’exister comme Juif. Impossibilité de ne pas exister comme Juif ! Pur fait d’exister comme Juif ! » 148
On se demandera ce qu’en penseront les suppôts de l’apologie de la différence exclusivement républicaine (Debray, Kintlzler, PenaRuiz, etc.) ? Et qu’implique cette nécessité ontologique ? Levinas répond : « L’impératif de la création qui se prolonge en impératif du commandement et de la loi instaure une passivité totale. Faire la volonté de Dieu est, dans ce sens, la condition de la facticité. » 149 [Nous avons souligné, N.D.A] De là ce qu’énonçait l’ancien chef de la Gauche Prolétarienne : le Juif vit par et pour le « commandement » (mitzvah), la Loi de Dieu en somme, composée des 613 mitzvot 150 ; ainsi, « la loyauté envers la Halakha est le cœur même de la religiosité juive » 151 conclut Gérald J. Blidstein.
Dès lors, on ne pourra que s’étonner (ou pas…) des propos de Darmanin expliquant par exemple que : « Si le halal [au sens du légal, du licite, du « bien » religieux, N.D.A] s’immisce dans tous les pans de la société et qu’à chaque fois vous devez vous retourner vers une doxa religieuse pour savoir ce qui est licite ou non, alors vous entrez dans l’islamisme. » 152 En somme, si vous voulez régler et soumettre votre vie ainsi que votre conception-du-monde à ce que propose ou ordonne la religion à laquelle vous adhérez – et ce, que ce discours religieux soit authentiquement « religieux » ou non peu importe ; du moins, c’est ce que normalement l’État devrait comprendre, lui qui n’a pas, normalement, à s’immiscer dans la définition légitime du dogme, du culte et encore moins dans le for intérieur des consciences – alors vous êtes un « islamiste », ou un iste en puissance, peu importe le préfixe qui précède 153.
Zinedine Gaïd
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Notes :
137- Bernard Rougier (dir.), Les territoires conquis de l’islamisme, PUF, Paris, 2020, p.11
138- Régis Debray, Introduction à la médiologie, PUF, Paris, 2000
139- Bernard Rougier (dir.), opus cité, p.19.
140- Emmanuel Levinas, « Pièce d’identité », Dif icile liberté, Albin Michel, Paris, 1976, p.85
141- Jean-Michel Salanski, Le fait juif, Les Belles Lettres, Paris, 2017
142- Rémi Brague, Modérément moderne. Les Temps modernes ou l’invention d’une supercherie, Flammarion, Paris, 2016
143- Jean-Luc Marion, Brève apologie pour un moment catholique, Grasset, Paris, 2017
144- Gérald Darmanin, Le séparatisme islamiste. Manifeste pour la laïcité, Éditions de L’Observatoire, Paris, 2021, p.52
145- « Bonjour. L’utilisation du gel en question est permise durant Pessa’h, étant donné qu’il n’est absolument pas consommable, ni par les êtres humains, ni par n’importe quel animal ! Voir Chout Haroch, Techouvot Nossafot 57 [édition Makhone Yérouchalayim], Iguerot Moché, Ora’h ‘Haïm, volume 3, réponse 62, Biour Halakha, passage Bich’ar ‘Hélev sur Choul’han ‘Aroukh, chapitre 326, Halakha 10, Ye’havé Da’at, volume 4, réponse 43, Or Létsion, volume 3, chapitre 8, réponse 6, Michna Broura, édition Dirchou, chapitre 326, note 31 et Yalkout Yossef – Issour Véhéter, volume 2, page 276, Halakha 57. Voir l’excellent développement du Rav Its’hak Mordékhaï Roubin dans Moria, trentième année, numéros 5-7 [353-355], Nissan 5770, pages 166-172. Nous sommes à votre disposition, Bé’ézrat Hachem, pour toute question supplémentaire. Qu’Hachem vous protège et vous bénisse. », https://www.torah-box.com/question/utiliser-un-gel-hydroalcoolique-pendant-pessah_49021.html
146- http://michkanavraham.com/index.php/question/gel-hydroalcoolique-et-ticha-beav/
147- Alain Finkielkraut, Benny Lévy, Le Livre et les livres, LGF, Paris, 2007, p.27
148- Benny Lévy, Être juif. Étude lévinassienne, Verdier, Paris, 2003, p.67
149- Emmanuel Levinas, Être juif, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2015, p.62
150- Alain Finkielkraut, Benny Lévy, Le Livre et les livres, opus cité, p.98
151- Gérald J. Blidstein, « Halakha », in Shmuel Trigano (dir.), La civilisation du judaïsme, Éditions de l’Éclat, Paris, 2012, p. 155
153- Et ceci ne signifie pas que sous notre plume nous soutenons ce genre de vision archi-religieuse et totalisante, bien au contraire, le régime laïque nous semble le seul à pouvoir faire cohabiter des croyances et formes-de-vie diverses voire opposées (voir le chapitre : « Pour la laïcité (réellement) profane »). Cependant, il est « normal » pour ne pas dire « logique », qu’un croyant quel qu’il soit, désire vivre selon les préceptes et croyances de sa religion et que celle-ci « régisse » et « organise » certains pans de la vie humaine, notamment en matière d’opinion morale. L’islam n’est pas une exception particulière en ce point, le judaïsme, le christianisme ou l’hindouisme ont en commun cette perspective religieuse. Le but de l’État laïque et séculier est de trouver un moyen de faire cohabiter ces différences sans avoir à imposer des dogmes ou des normes telle une religion lambda.